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18 septembre 2004

Philip Roth dans le Nouvel Observateur

Le best-seller de la rentrée?


Philip Roth, N° 1 mondial

Après «la Tache», immense succès il y a deux ans, l’écrivain américain publie un nouveau roman, «la Bête qui meurt», et «Parlons travail», un recueil de conversations avec de grands écrivains, de Primo Levi à Milan Kundera. Portrait, en forme de glossaire, d’un géant de notre temps

Bête
Quand Consuela entre en scène, dans «la Bête qui meurt», un silence souffle soudain dans l’œuvre de Philip Roth. Jeune étudiante au décolleté prodigieux, «canonique femelle fertile de notre espèce mammifère», Consuela Castillo est une bombe latino qui dissimule une peau particulièrement blanche sous une «lingerie quasi pornographique». Pour séduire cette Américano-Cubaine de «fraîche couvée», David Kepesh, son professeur vieillissant, a les armes de son érudition: il l’emmène au théâtre, l’initie à la peinture de Vélasquez et jauge, tandis qu’il interprète pour elle Schubert au piano, les bonnets de la duchesse. D majeur.

Sexe
C’est moins le sexe qui intéresse Philip Roth que la sauvagerie qu’il suscite et le cynisme qu’il dévoile. Dans «la Bête qui meurt», ce court roman qui semble être la respiration de l’écrivain entre deux chefs-d’œuvre, Roth décrit comment le désir fait de l’être cultivé un mammifère calculateur, qui veut la fin, mais pas les moyens: «L’art du flirt à la française me laisse froid, s’écrie Kepesh. Moi, ce qui m’intéresse, c’est l’impératif sauvage.» Kepesh ne peut cependant sauter sur Consuela, il doit d’abord effectuer les manœuvres d’approche. Roth, on le sent, milite pour une émancipation du rapport amoureux, un retour au désordre moral des années 1970. Aujourd’hui, il y a les convenances, le qu’en-dira-t-on universitaire, les préalables auxquels doit se plier un homme de 62 ans qui s’entiche d’une beauté de 24. Quand a lieu enfin la grande scène de l’intello séducteur, Kepesh analyse sèchement la situation tandis qu’il roucoule. Car la violence, chez Roth, tient dans ce choc des titans: la sexualité primitive, l’intelligence avancée. La plus grande animalité a toujours, chez Roth, partie liée avec la plus extrême lucidité.

Intelligence
Comment qualifier l’œuvre si diverse, changeante et riche de Philip Roth? Quelle colonne vertébrale, quelle souterraine ossature structure l’imaginaire de ses livres? Quel sésame faut-il prononcer, quelle clé dans quelle serrure faut-il introduire pour y pénétrer? Voici un monde, en tout cas, «saturé d’intelligence», comme l’auteur de «la Contrevie» définit l’œuvre de Primo Levi. Roth est d’une sagacité terrifiante. Il n’écrit pas souple. Sa prose, acide, ne supporte pas l’embonpoint. Il est l’ennemi absolu du lyrisme. Il siphonne le sentiment, le vide comme un évier de toute sentimentalité. Maître de la construction, du coup de force narratif, il est aussi un génial poseur de mines, ces phrases qui, oubliées dans le livre, explosent quand le lecteur les rencontre: «C’est une grande jeune femme, un peu à l’étroit dans son corps, comme si on lui avait donné la taille en dessous.» Ou encore: «On est attiré par la surface de l’autre, mais on le saisit d’instinct dans la plénitude de son volume.» Ou ceci: «Le désordre du monde est un désordre sous surveillance, ponctué d’entractes pour vendre des voitures.» Et ceci: «La première fois qu’elle m’a sucé, elle m’enfonçait dans sa bouche avec une régularité de mitrailleuse – impossible de ne pas finir plus tôt que j’aurais voulu, et dès l’instant où j’ai commencé à jouir, elle s’est arrêtée et elle a reçu ma giclée comme un caniveau» («la Bête qui meurt»).

Double
Mais où se tient Roth vraiment? Dans quel personnage se dissimule-t-il, comme s’il avait un pied dans la vraie vie, un autre dans celle qu’il décrit? Car son œuvre renvoie jusqu’au vertige les images de ces héros qu’il a faits à son image: Nathan Zuckerman, bien sûr, le personnage rothien par excellence, son double de tant de livres qui veut s’inventer à son tour, dans «la Contrevie», un double à la puissance 2. Ou Philip Roth lui-même qui apprend, dans «Opération Shylock», qu’un autre Philip Roth sévit en Israël, abracadabrant imposteur antisioniste qui lui fait du tort en Amérique. Et que dire de ce David Kepesh qui reprend du service dans «la Bête qui meurt» après avoir joué les jeunes premiers dans l’un de ses premiers livres, «le Sein»? Il s’y voyait transformé, cousin plus érotique de la blatte kafkaïenne, en poitrine féminine. Dans «la Bête qui meurt», ce professeur a vieilli, comme Harry Potter, mais il est encore habité par un fantasme mammaire: les seins de Consuela. Ironie du destin, cette poitrine qui le rend fou, et qu’il finit par posséder, se transforme en cauchemar de la féminité. Car Consuela apprend, huit ans après leur relation tumultueuse, qu’une tumeur s’y cache. Pauvre Kepesh, que l’ex-étudiante aux charmes effarants appelle un soir afin de lui révéler la maladie qui la ronge. Rendue chauve par les effets de la chimio, elle se déshabille lentement devant son ex-amant pour qu’il prenne en photo les seins de sa jeunesse avant la fatale opération. La mort est dans ces rondeurs, au cœur même du désir désemparé.

Juif
Quand on lui demande s’il est un écrivain juif, Roth se rebiffe. Et si on l’interroge sur son identité américaine, il s’évade vers une autre question. Problèmes vides d’êtres trop complexes. Passez votre chemin.

Malamud, Klima et les autres
Dans les années 1970-80, Philip Roth a rencontré certains des plus grands écrivains de son temps. La manière était la même: il débarquait chez Kundera et chez Appelfeld, s’entretenait avec eux pendant des heures avant de noter par écrit l’essentiel de leur conversation. Ces passionnants entretiens, que Roth a réunis dans «Parlons travail», sont un émouvant témoignage sur la fin de vie de quelques géants de la littérature contemporaine, de Primo Levi qui, tel «un de ces petits génies sylvestres qu’anime l’intelligence la plus fine de la forêt», lui fit visiter l’usine de peinture qu’il dirigea pendant des années à Turin, à Ivan Klima, ce grand écrivain tchèque qui fut réduit à être éboueur à Prague sous le régime communiste, et qu’il décrit comme une «manière de Ringo Starr hautement cérébral». Sans oublier Bernard Malamud, ce frère d’écriture, sorte de Beckett nord-américain aux allures d’épicier scrupuleux qui lui «raconta deux histoires drôles en vingt-cinq ans», et qui s’acharna à écrire jusqu’aux derniers instants.

Complot
Début octobre, Houghton Mifflin publiera le nouveau roman de Philip Roth aux Etats-Unis, «le Complot contre l’Amérique». Un épais roman de politique-fiction, à la couverture ornée d’une croix gammée, sorte de «1984» à l’envers, où cet Orwell juif administre une vigoureuse fessée au passé de son pays. Le roman démarre en 1940: Roosevelt est sur le point de gagner les élections. C’est à ce moment que Roth entre en scène, qui imagine que l’aviateur ultranationaliste Charles Lindbergh l’emporte finalement. L’histoire vacille, les événements s’enchaînent différemment: Lindberg, fraîchement élu, refuse d’entraîner son pays dans l’aventure de la guerre, et la panique gagne bientôt les foyers juifs en Amérique. Car, pour l’aviateur, le «problème» juif appelle aussi des solutions, provisoires sinon finales: il propose de parquer la communauté israélite de la côte Est dans le Middle West. Pogroms, violences, tueries – bientôt New York est à feu et à sang. La loi martiale est proclamée. Les juifs fuient vers le Canada. Et toujours, dans le livre, un double de Roth observe et agit – non pas Kepesh ou Zuckerman, mais cette fois Roth enfant.

Kafka
Le fantôme de Kafka hante depuis les premiers temps Philip Roth. Il a enseigné son œuvre dans les campus américains, et une photo de l’auteur du «Procès» surveillait naguère son élève dans son bureau à New York. Dans «la Bête qui meurt», Kepesh emporte les résistances de la Cubaine peu lettrée en lui montrant trois pages manuscrites de l’auteur du «Procès». «Le manuscrit que je lui avais laissé manipuler l’avait mise en émoi, de sorte que se pressaient sur ses lèvres toutes les questions qu’elle avait nourries au cours du semestre pendant que moi, je nourrissais en secret mon attente amoureuse.» Kafka, l’écrivain pour qui la femme fut toujours une zone interdite, transformé en appât du coït, en détonateur sexuel dans une comédie érotique!

L’Amérique, sa vie, son œuvre
Quoi de commun, dans «Parlons travail», entre Kundera, Appelfeld, Singer, Bellow ou Roth lui-même? Ce précieux document en dit long sur les obsessions de l’auteur de «Pastorale américaine». Ce qui l’intéresse, ce sur quoi il interroge ses pairs, c’est la manière dont ces écrivains, la plupart issus de modestes nationalités, se sont trouvés jetés, à leur corps défendant, dans le grand bain du siècle, et comment ils ont su concilier, sans jamais se trahir, régionalisme et modernité. Roth, au fond, rêve d’être, comme Singer, l’écrivain d’une petite communauté, mais il a décroché, comme dans un championnat de patinage, l’Amérique comme figure imposée, et l’immensité du sujet est à la fois son drame, sa croix, son énorme rocher. Roth aurait voulu crier, comme le héros des «Aventures d’Augie March» à la fin du livre de Saul Bellow: «Je suis un Christophe Colomb de quartier». Eternelle obsession du romancier américain, qui ne trouve son style que lorsqu’il en a trouvé le décor: Faulkner hésite, rappelle Roth dans «Parlons travail», entre la Géorgie et la Nouvelle-Orléans avant de se fixer dans son comté imaginaire du Mississippi, tout comme Bellow ne choisit de s’établir littérairement à Chicago qu’au bout de son troisième livre. L’immensité américaine oblige Roth, lui, à tout embrasser pour tout comprendre. L’Amérique est son village impossible.
Didier Jacob

«La Bête qui meurt», par Philip Roth, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Gallimard, 190 p., 14,50 euros.
Du même auteur chez le même éditeur, «Parlons travail», 190 p., 16,50 euros, et «la Contrevie», nouvelle traduction de Josée Kamoun, 410 p., 29 euros.
«La Tache» vient de paraître en «Folio», Gallimard, 496 p., 7,30 euros.


Né en 1933 à Newark, New Jersey, Philip Roth obtient, dès son premier livre, le recueil de nouvelles «Goodbye Columbus», en 1960, le National Book Award, qui couronnera également «le Théâtre de Sabbath» en 1995. Il fait scandale en 1969 avec «Portnoy et son complexe». Il est l’auteur de plus d’une vingtaine de livres. Il partage sa vie entre New York et le Connecticut.

Site du Nouvel Observateur, 30 août 2004

Commentaires
Propos insignifiants
  • Promenade buissonnière parmi les livres et les écrivains, avec parfois quelques détours. Pas d'exhaustivité, pas d'ordre, pas de régularité, une sorte de collage aussi. Les mots ne sont les miens, je les collectionne.
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