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7 novembre 2004

Le bonheur n'est pas une affaire politique

Philosophie

Le bonheur n'est pas une affaire politique

Dans son nouvel essai *, Tzvetan Todorov, directeur de recherches au CNRS, critique, historien, philosophe, prône résolument un retour à l'individu, idée combattue par les totalitaires. Grâce à un second ouvrage ** sur les peintres flamands de la Renaissance, il illustre avec talent son propos.

Michel Schneider

Tzvetan Todorov

Auteur, entre autres, de « Face à l'extrême » (1991), « La vie commune » (1995), « Benjamin Constant, la passion démocratique » (1997) et « Le jardin imparfait » (1998), Tzvetan Todorov est né en Bulgarie en 1939. Elevé sous le communisme, il vit et travaille en France depuis 1963 et est directeur de recherches au CNRS. L'un des rares penseurs de ce que Freud appelait le « malaise dans la civilisation », il sait allier la réflexion philosophique à l'attention aux menues inflexions du quotidien, et lester l'exigence politique démocratique avec l'étude de ce qui l'entrave en chacun de nous : la passion de ne pas être libre.

© le point 16/02/01 - N°1483 - Page 94 - 2240 mots

Dans ses deux derniers ouvrages, Todorov explore le destin politique de l'individu. A une extrémité de l'Histoire, dans un essai émouvant sur la peinture flamande de la Renaissance, l'auteur retrace en images la naissance de l'individu. Au XVe siècle apparaissent soudain ces christs faibles, ces madones bouleversées, ces Judas tremblants peints par Rogier Van der Weyden ou Jan Van Eyck qui s'inscrivent dans la même représentation humaniste. Le beau, comme le bien, le vrai et le juste, perd alors sa majuscule et réside en chaque chose, chaque personne dans sa singularité inimitable.

A l'autre bout d'une histoire où il fut toujours menacé, l'individu politique a traversé, non sans risquer d'y périr, les ténèbres et les lumières du siècle des totalitarismes. Dans un autre essai, Todorov rappelle que le projet nazi et ce qu'on appela ensuite l'Empire du mal furent dès l'origine légitimés par le désir d'établir par la force et la persuasion le royaume du bien. Mais la visée d'une « tentation du bien » était la même en face - si l'on peut dire, comme en témoignent le Pacte germano-soviétique, qui les a rangés côte à côte, et le destin de l'éclairante figure de Margarete Buber-Neumann, déportée par les communistes, puis par les nazis.

Que retenir de ces analyses, figures et portraits ? Les quatre fondements d'une subjectivité démocratique. Considérer qu'il n'y a pas un sens de l'Histoire unique et inéluctable, mais des directions contradictoires et de possibles retours en arrière. Admettre que la raison n'est le propre de personne ni d'aucune instance, mais toujours à acquérir, construire, restaurer. Reconnaître que la politique n'est pas le domaine du Bien, mais du moindre mal, non du Vrai, mais du juste. Accepter que l'amour et le bonheur n'ont rien à faire en politique.

Le Point - Est-ce d'être né en un temps et un pays où l'avenir était chantant et le passé coupable qui vous a mis en garde contre un Parti qui vous veut du bien et un Etat « à visage humain » ?

Tzvetan Todorov - Notre parcours biographique ne détermine pas entièrement nos opinions, mais ne manque pas de les influencer. Je suis né en Bulgarie et j'ai vécu dans ce pays jusqu'en 1963, alors qu'il était soumis au régime communiste ; depuis, j'habite la France. Mon livre est celui d'un Européen de l'Ouest qui a grandi en Europe de l'Est. L'événement central du siècle dernier, pour moi, c'est l'apparition d'un mal nouveau, d'un régime politique inédit, le totalitarisme, et la lutte entre lui et les démocraties. Je n'aurais certainement pas écrit le même livre sur le XXe siècle si je venais d'une république bananière en Amérique latine ou d'une ex-colonie en Afrique noire.

Le Point - Quelles leçons tirer des totalitarismes : y a-t-il un mauvais usage du bien et un bon usage du mal ?

Tzvetan Todorov - Mauvais usage du bien. Ni Staline ni Hitler ne pratiquaient le culte du diable ; ils voulaient, à leur manière, le bien de l'humanité. D'où la mise en garde de Vassili Grossman : « Là où se lève l'aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule. » Les pays démocratiques savent, eux aussi, exporter la mort au nom du bien. Bon usage du mal : rappeler aux autres qu'on a été vaillant héros ou innocente victime n'ajoute rien à notre mérite. Seule la prise de conscience du mal dont nous avons été l'agent, de celui dont d'autres que nous ont souffert peut nous rendre meilleurs.

Le Point - Le culte du souvenir et la névrose de repentance vous semblent-ils des maladies séniles de notre démocratie ? La mémoire relève-t-elle d'un « devoir » ?

Tzvetan Todorov - Comment échapper à la fois à la névrose du ressassement et à la barbarie de l'oubli ? Non en effaçant le passé ou en le sacralisant, en l'isolant de tout ce qui l'entoure ; ni en le banalisant, comme lorsqu'on voit de nouveaux Hitler partout. Les CRS ne sont pas des SS ni Poutine un nouveau Staline. Il y a des « abus de mémoire », et le souvenir du passé n'est pas en lui-même sa propre justification. Il peut être mis au service de mon intérêt ou de la justice, préparer à la vengeance ou au don généreux. Comme la réminiscence personnelle, il demande, pour être utile, un processus de travail transformateur qui nous permette de passer du cas particulier au principe abstrait. Admettre nos propres erreurs peut être utile, nous culpabiliser pour celles de nos ancêtres est une manière un peu tortueuse de nous flatter.

Le Point - Plus que « le siècle de Sartre », qui n'y comprit pas grand-chose et y soutint l'une des pires causes, le communisme, le siècle passé vous paraît être celui de certaines figures exemplaires de la défense de l'individu et de sa liberté : David Rousset, Margarete Buber-Neumann, Primo Levi et Germaine Tillon.

Tzvetan Todorov - De ceux-là et de quelques autres, comme Grossman ou Romain Gary. D'abord parce que leur destin a été profondément marqué par la confrontation avec le totalitarisme : leurs proches ont été assassinés, déportés, persécutés, vilipendés. Ensuite parce qu'ils incarnent la liberté de l'individu, sa capacité de résister même aux pressions les plus fortes. Enfin parce qu'ils ont su combiner deux attitudes qui ne vont pas souvent ensemble : lucidité sur l'humanité et compassion pour les hommes. Ce que j'aime en eux aussi, c'est qu'ils ne se sont jamais pris pour une incarnation du bien.

Le Point - N'appelez-vous pas à une sorte d'« examen d'inconscient » où chacun de nous devrait se demander au nom de quoi certains et pas d'autres ont su tenir à distance en eux la cruauté, l'aveuglement et la barbarie ? Quelle est la place de la psychanalyse dans cette recherche ?

Tzvetan Todorov - Sommes-nous tous capables des mêmes crimes ? Seulement dans une perspective anthropolo-gique, celle de notre appartenance commune à la même espèce. Mais, dans ce cas, on ne tient pas compte du parcours biographique de chacun. Si, en revanche, on le prend en considération, la « banalité du mal » n'existe plus : au moment où il organisait l'extermination des juifs, Eichmann était tout sauf banal, puisqu'il était parvenu à étouffer en lui tout sens moral authentique et toute compassion. Il serait bon que la psychanalyse nous éclaire sur les conditions qui préparent cette atrophie de l'humanité en nous.

Le Point - Les majuscules en politique infestent la langue, donc la pensée. Elles ouvrent la porte à la pensée totalitaire en niant l'altérité et la pluralité. Peut-on concevoir une politique « minuscule » ? Comme La Boétie refusant que la politique soit l'emprise du grand « Un », ne combattez-vous pas sa magnification en grand « Tout » ? Pensez-vous, comme on le disait à gauche, que « tout est politique » ?

Tzvetan Todorov - En démocratie, la politique n'est pas tout. Les hommes y ont droit à une intimité qui doit rester inviolable. Benjamin Constant le disait déjà : « Que l'autorité se borne à être juste. Nous nous chargeons de notre bonheur. » Le rapport au sens ou à la beauté, l'amour pour un individu ne relèvent pas de la politique, alors qu'on ne peut vivre sans eux. Nous avons tous besoin d'un contact avec l'absolu - qui fait mauvais ménage avec les projets politiques. Le totalitarisme introduit le rapport à l'absolu dans la politique ; pour cette raison, il est exaltant, mais aussi, comme nous le savons aujourd'hui, meurtrier. Par comparaison, la vie politique en démocratie est fade - mais cela vaut mieux ainsi. Pour autant, la politique n'est pas rien : si la démocratie venait à disparaître, toute notre existence serait bouleversée.

Le Point - Comment s'explique que le mot de socialisme reste, malgré les horreurs qu'il couvrit, positivement connoté, tandis que celui de libéralisme est toujours accouplé au péjoratif « sauvage » ?

Tzvetan Todorov - « Libéralisme » est employé aujourd'hui comme un euphémisme pour dire « capitalisme ». Le vocabulaire marxiste étant tombé en désuétude, il fallait un terme qui corresponde aux anciennes passions. En réalité, la démocratie moderne se définit par cette double exigence, bien-être social et liberté individuelle, elle conduit donc nécessairement à un compromis entre « socialisme » et « libéralisme ». Il faudrait éviter de diaboliser l'un ou l'autre. Si nous devons nous rendre totalitaires pour vaincre le totalitarisme, c'est alors lui qui aura remporté la victoire.

Le Point - Vous définissez le « moralement correct » comme la tentation de fuir une vérité souvent inconfortable et de tirer bénéfice d'être « du bon côté ». Peut-on faire de la politique sans références morales ?

Tzvetan Todorov - Séparer morale et politique est un acte fondateur de la démocratie moderne : nous ne voulons ni d'une politique soumise à la morale (comme dans les théocraties) ni d'une morale découlant de choix politiques (comme dans les Etats totalitaires). C'est bien pourquoi il était dangereux de poursuivre Clinton pour ses incartades conjugales. Les actes politiques se jugent sur leurs résultats, non sur leurs motivations. Que m'importe de savoir si le promoteur des congés payés était un apôtre ou un politicard intéressé par sa réélection, si j'approuve les résultats de son acte ? Le moralisateur, figure assez commune dans la société contemporaine, veut rétablir la continuité entre morale privée et vie publique. Il pratique l'indignation vertueuse et désigne à l'opprobre des médias comme de leurs consommateurs ceux qui contreviennent au « moralement correct », qui par exemple refusent de partager le monde en deux seulement, entre antifascistes vigilants et complices du fascisme (ou du racisme, de l'antisémitisme, ou de l'extrême droite). Ce faisant, le moralisateur se complaît dans sa bonne conscience - ce qui est loin d'être un acte moral. Le premier acte moral consiste à ne pas superposer le couple du bien et du mal à celui du « je » et d'autrui.

Le Point - Vous mettez en doute la nécessité de bombarder Hiroshima et critiquez l'intervention de l'Otan au Kosovo. Même si, en effet, il n'y a pas de guerre humanitaire, ne pensez-vous pas ces bombardements nécessaires, non pour faire triompher le Bien, que l'Amérique ou l'Occident n'incarnent pas plus que les totalitarismes, mais simplement pour des raisons politiques : faire cesser une menace contre nos démocraties libérales ?

Tzvetan Todorov - En août 1945, le Japon ne représentait plus une menace contre les démocraties occidentales, l'entrée de l'URSS en guerre contre lui allait provoquer sa capitulation rapide. La bombe était larguée non pour nous protéger contre le Japon, mais, d'abord, pour justifier les efforts qui avaient conduit à sa fabrication, et, ensuite, pour mettre en garde Staline. Celui-ci représentait une menace réelle - pour l'écarter, on a donc sacrifié la vie de 300 000 Japonais.

En avril 1999, Milosevic (« un nouvel Hitler ! ») ne représentait pas une menace contre les pays qui ont conduit l'expédition punitive. Il mettait en danger la vie et la dignité de la minorité albanophone de son pays. Il était possible de l'en empêcher autrement, en intervenant sur les plans économique et politique : on l'a bien vu en 2000, quand cette autre forme d'intervention a permis à l'opposition yougoslave de le renverser. L'intervention militaire, elle, a consacré le principe de l'homogénéité ethnique (une ethnie, un Etat), qui n'a rien de démo-cratique ; elle a renforcé l'hostilité entre populations voisines au lieu de la diminuer - sans parler du cadeau en uranium appauvri, qui restera dans la région pendant de longues années.

Le Point - Dans votre ouvrage sur la peinture flamande de la Renaissance, vous montrez comment, au XVe siècle, les peintres cessent de peindre des rôles, mais représentent des sujets, « des hommes et des femmes qu'on pourrait rencontrer en sortant de chez soi ». Vous accommodez-vous de la quasi-disparition du « sujet » en peinture au XXe siècle ?

Tzvetan Todorov - J'en suis venu à préférer la peinture représentative, car elle me fait participer à une pensée plus riche sur le monde. Pourtant, je dois bien m'accommoder de la disparition fréquente du « sujet » au XXe siècle, car je ne veux pas demander à l'Etat de réglementer l'activité des peintres. Heureusement, cette disparition est loin d'être générale : regardez Georges Jeanclos, Zoran Music, Pierre Skira.

Le Point - Avez-vous déjà signé des pétitions ?

Tzvetan Todorov - J'ai signé récemment un appel contre la peine de mort aux Etats-Unis. Mais c'est exceptionnel. J'ai signé en revanche vingt-cinq livres, c'est par là que je cherche à participer à la vie publique.

* « Mémoire du mal, tentation du bien : enquête sur le siècle », de Tzvetan Todorov (Robert Laffont, 356 pages, 149 F).

** Du même auteur, « Eloge de l'individu : essai sur la peinture flamande de la Renaissance » (Adam Biro, 239 pages, 390 F).

Commentaires
Propos insignifiants
  • Promenade buissonnière parmi les livres et les écrivains, avec parfois quelques détours. Pas d'exhaustivité, pas d'ordre, pas de régularité, une sorte de collage aussi. Les mots ne sont les miens, je les collectionne.
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