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11 novembre 2004

Les confidences d'une jeune mariée

Journal


Les confidences d'une jeune mariée

Jacques-Pierre Amette

Entretien avec Catherine Robbe-Grillet

Jacques-Pierre Amette : Votre première rencontre avec Alain Robbe-Grillet ?

Catherine Robbe-Grillet : En 1951, lors d'un voyage en Turquie. J'étais étudiante, j'allais à Istanbul. Alain allait à un congrès de géographie, à Smyrne. Autant que je me souvienne, il a passé très peu de temps à Smyrne, nous étions tous logés au lycée français de Galatasaray, à Istanbul.

Vous commencez votre journal plus tard.

Huit jours après notre mariage, le 23 octobre 1957.

Vos parents avaient essayé de retarder ce mariage ?

Non, pas du tout, absolument pas. C'est moi qui ne tenais pas tellement à me marier, d'une part ; et, d'autre part, il y avait tout de même un autre homme dans ma vie, un personnage important au Quai d'Orsay, qui s'appelle Jean. Jean T. n'était pas au courant de l'existence de Robbe-Grillet, alors que ce dernier était au courant de l'existence de ce Jean T.

Quel genre de réaction provoquait chez vos parents le fait que Robbe-Grillet soit écrivain ? Ça les inquiétait, ça les rassurait, ils étaient fiers ?

Ils me laissaient assez libre. La chose qui a pesé, en tout cas, quand je me suis mariée, c'est que nous avions un appartement à Neuilly qui nous avait été procuré par Jean Paulhan.

Jean Paulhan... Il était partout, cet homme.

Alain allait régulièrement aux réunions que tenait le mercredi l'équipe de la NRF, auxquelles assistaient à la fois Paulhan et Marcel Arland. Quand Alain s'est mis à écrire, il a adressé son manuscrit à Gallimard. Et il a reçu une lettre de Gaston lui disant que c'était très intéressant, mais que ça ne s'adressait à aucune espèce de public. Qu'il pouvait en faire quelques copies qu'il distribuerait à droite à gauche dans le milieu littéraire.

Est-ce que ce genre de réponse affectait Alain Robbe-Grillet ou bien était-il très sûr de lui ?

Il avait été refusé par Gallimard mais s'était mis immédiatement à écrire « Les gommes ». De toute façon, malgré les refus, il aurait continué à écrire. Un peu comme Beckett, d'ailleurs, qui doit avoir rédigé nombre de manuscrits (14 ouvrages) avant que le premier soit édité.

Puisque vous me parlez de Beckett, je le trouve bien absent de votre journal...

On le voyait peu, ça a toujours été quelqu'un qui vivait en retrait de la vie littéraire.

Pourquoi publier maintenant, en automne 2004, après quarante-deux ans de silence ?

Alain ne garde absolument aucun agenda, aucun papier, rien. En 2002, quand on a fait une expo sur lui à l'abbaye aux Dames, à Caen, il a fallu faire un catalogue, donc une biographie. La seule façon d'établir une chronologie, c'était avec mes agendas à moi. Je suis donc montée au grenier pour chercher une petite boîte où ils étaient depuis toujours. Et là je suis tombée sur ces cinq cahiers dont j'avais complètement oublié l'existence !

C'était un journal que je tenais à ce moment-là de façon absolument secrète. Alain savait que j'écrivais, il me voyait, mais il ne se serait jamais autorisé à me demander de les lire. C'était mon cahier secret. Je parle de choses très intimes, écrites pendant cinq ans. Et j'ai arrêté. Au moment d'établir cette biographie, j'étais hésitante ; donc j'ai fait lire ce journal à Alain. Il a trouvé que c'était intéressant. Il l'a passé à Olivier Corpet pour la rédaction du catalogue... Il l'a lu et je lui ai dit : « Tu prends ce dont tu as besoin pour faire ton catalogue. » Et tous les deux ont dit : « C'est dommage de ne prendre que quelques moments, ce serait beaucoup mieux de le publier tel quel. » A ce moment-là, j'ai beaucoup, beaucoup hésité. Tout de même, c'est notre intimité, comme si je me mettais à nu... Alain m'a dit : « Je préfère que ça paraisse avant ma mort. » C'est cela qui m'a décidée.

Vous vous rendez compte des révélations capitales que vous faites pour établir la véritable histoire du « nouveau roman » ?

Oui. Alain était militant, clair et méthodique. Il s'identifiait tellement à ce groupe, à ces gens si différents les uns des autres, il était même tellement militant que, lorsque Claude Simon a eu le prix Nobel, il a eu l'impression que c'était lui qui l'obtenait ! Les gens lui disaient : « Vous n'êtes pas un peu amer ? », et il répondait : « Non, c'est comme si je l'avais ! »

Il n'était jamais jaloux du succès des autres écrivains du mouvement...

Il n'était pas jaloux parce qu'il avait l'impression que c'était lui qui les « faisait ». Il n'agissait absolument pas sur leurs écrits, il n'a pas changé un mot de Duras, de Sarraute... Mais c'était lui qui les promouvait, qui allait voir les critiques... Il était très batailleur.

Y a-t-il des choses que vous auriez aimé faire disparaître ?

Non ! C'est ce que je pensais à l'époque, sur le pouvoir, la sexualité, la censure, l'Algérie... Maintenant, il est évident que je suis revenue sur ce que je pensais de Nathalie Sarraute. Je n'ai pas aimé « Le planétarium », mais j'ai aimé ses autres livres et surtout ses pièces. J'ai vu trois fois « Pour un oui ou pour un non ».

Redoutez-vous la sortie de ce livre ?

Je ne peux pas me prononcer, je ne sais pas... Je n'ai aucune idée de la façon dont il va être reçu. Dans ce livre, je tends des verges pour me faire battre. Parce qu'on est très vulnérables, autant lui que moi... J'ai l'impression que je prends des risques...

Quel est votre livre de chevet ?

Je n'ai pas de livre de chevet. Mais j'aime bien me tenir au courant de tout ce qui s'écrit. Alain, qui fait partie du Prix Médicis, reçoit beaucoup de livres.

Est-ce que vous l'influencez dans son choix ?

Je connais ses goûts. Dans la masse de livres qu'on reçoit, je fais une première sélection ; et dans cette sélection, c'est lui qui choisit.

Des disputes à propos d'un auteur ?

On ne s'est jamais chamaillés, il n'y a jamais eu de scènes de ménage entre nous. Parce que pour faire une scène il faut être deux. Moi je suis plutôt du genre qui se retire dans sa tour d'ivoire, donc pas de scène.

Avez-vous envie d'aller sur les plateaux de télévision ?

J'ai accepté, mais pour moi ce n'est pas très important. A mon âge, ma vie est faite. Je n'ai pas de carrière en perspective... En revanche, je trouve qu'un éditeur qui a parié sur vous, il faut l'aider. Ça fait partie du contrat. Je ferai ce qu'ils me demandent de faire et pour l'instant on ne m'a rien demandé qui me déplaise.

Donnez-moi le titre d'un roman de votre mari que vous aimez particulièrement.

« La reprise », le dernier. Je le trouve d'une virtuosité extraordinaire alors qu'Alain a écrit ça à 81 ans

Propos recueillis par Jacques-Pierre Amette

« Jeune mariée. Journal, 1957-1962 », de Catherine Robbe-Grillet (Fayard, 567 pages, 23 e).

© le point 04/11/04 - N°1677 - Page 114 - 2098 mots

Mme Robbe Grillet a tenu un journal intime entre 1957 et 1962, c'est un régal. Car enfin, il est plaisant, un demi-siècle plus tard, de pénétrer dans les coulisses du nouveau roman, qui n'est pas une lointaine planète aussi hivernale qu'on le pensait ; il y a même de la comédie sexuelle et burlesque dans l'air. On se souvient de la belle photo officielle de ces écrivains novateurs, photographiés un jour gris devant la façade des Editions de Minuit, dans l'étroite rue Bernard-Palissy, photo officielle des jeunes hommes et femmes qui changeaient le paysage du roman français asphyxié par Sartre et les sartriens. Il y avait là Michel Butor, Nathalie Sarraute, Claude Simon, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, tous coiffés court et visiblement pressés de rentrer au chaud. Et, bien sûr, l'éditeur, Jérôme Lindon. On se demandait avec gourmandise : mais que se disent-ils ? que font-ils ? s'aiment-ils ? se querellent-ils ? s'apportent-ils des fleurs, des manuscrits ? partagent-ils le gigot-purée dans un bistrot voisin ? s'emmêlent-ils sur un lit ? Grâce à une jeune mariée, Catherine, sensible, délicate, vaillante, discrète, on s'installe au milieu d'eux. Et on sait tout ou presque.

Elle, avec ses nattes de collégienne de Neuilly, son air velouté de bonbon érotique, ressemble à une Lolita diaphane prête à toutes les syncopes dès qu'on la touche. Elle s'est fait remarquer pour avoir publié aux Editions de Minuit un récit lisse un tantinet sadomaso, « L'image », sous le pseudonyme de Jean de Berg. Bien écrit. Polisson.

Son journal s'ouvre par le récit de son voyage de noces en Yougoslavie. Lui, Robbe-Grillet, ingénieur à l'Institut des fruits et agrumes coloniaux, commence à être célèbre. Il a fichu le feu au vieux roman balzacien ! Auteur des « Gommes », il provoque des polémiques. On se jette Balzac à la figure. Une nouvelle bataille de polochons secoue le dortoir littéraire. Au milieu, la vaillante petite épouse, poupée bellmérienne, voit tout, entend tout, commente tout. Les cent premières pages sont un délice. Les dîners, les querelles, les rumeurs, les lectures, les jalousies, les mondanités, les approches, les jeux sexuels, les surprises, les courses en ville, le jardinage, les séances de cinéma, les papotages de salon de coiffure, les petites phrases assassines, les vacances à Brest, la lecture des journaux, l'aménagement du salon, les chances de Claude Simon pour les prix d'automne, les vernissages, les sports d'hiver, les corvées culturelles, les promenades dans les villes étrangères (souvent allemandes). Bref, c'est vif.

Catherine, spontanée, diablotine, ne triche pas. Elle découvre ce monde avec un détachement amusé. Nathalie Sarraute produit une détestable première impression (« Comme c'est difficile de parler et de vivre avec elle ! On sait qu'elle voit une intention cachée dans chaque parole et on n'ose plus ouvrir la bouche. Elle ne va pas dans l'explication la plus simple, non, mais à l'interprétation la plus fumeuse, la plus emberlificotée. »). Entre un essayage de manteau, un thé chez une amie, on découvre le jeune et bel Alain Resnais, qui semble refléter son élégance dans une expression d'absence qu'il porte comme un charme.

Plus surprenant : on découvre que Jérôme Lindon a forcé la main de Robbe-Grillet pour qu'il signe le manifeste des 121... Par les interstices, la lumière grise de la guerre d'Algérie filtre et en dit long sur le Paris de l'époque, bien loin d'Alger.

Le journal fait aussi le ménage et « déconstruit » - soyons derridien - la légende d'un groupe obsédé d'abstractions. C'était bien Robbe-Grillet le chef de rayon qui présentait la collection griffée « nouveau roman ». Décontracté, tonique, compétent, débatteur hors pair, dialecticien enchanteur, certains soirs étincelant, d'autres moins, il explique, commente, court les universités et les salles de conférences pour semer la bonne parole littéraire devant des publics étudiants ébahis. Le journal tient toujours son ton primesautier. Il pose sur le même plan l'achat de rideaux et une rencontre tout en couleurs avec Nabokov.

Cependant, le meilleur est dans l'autoportrait d'une jeune femme. Ses élans sentimentaux, pulsions toutes chaudes de son désir, attirance qu'elle éprouve pour des inconnus rencontrés dans les cinémas. Les intermittences du coeur, les légers coups de déprime, les soirées nerveuses, tout est frotté de quelque chose de poli, de blanc, comme si cette Catherine était tombée dans un monde que Dieu avait créé en se jouant. Il y a du funambule en elle, du Vivaldi, du Goldoni, une délicatesse de chat pour passer entre les gros événements sans trop en être affectée.

On croise également les silhouettes exquises de jeunes gens mal connus, Sollers et Hallier, pressés d'exister et de se faire remarquer, irrésistiblement attirés par la lumière de la maison Minuit, ne sachant s'ils doivent se rallier au groupe ou en casser les carreaux. Catherine ne cache pas non plus le pouvoir magnétique qu'elle exerce sur les hommes, prête assez vite à devenir ornement érotique, silhouette polissonne qu'on dorlote dans un fauteuil, et qui subit des avances qu'on devine pas si gratuites que ça. Mais c'est suggéré, énoncé avec charme. L'impudeur devient même pudeur, innocence, air de vacances... C'est une grâce d'expression qui transforme le caractère exhibitionniste du genre en une confidence. Indéniablement du travail peu courant, dans une ambiance de jeunesse en pyjama qui découvre la vie de palace.. Les auteurs et l'époque sont glissés avec ironie dans le sous-verre du temps. Grâce à Catherine, le nouveau roman a trouvé sa Mme du Deffand

Catherine Robbe-Grillet, l'épouse du chef de file du nouveau roman, a tenu un journal de 1957 à 1962. Un grand moment de l'histoire littéraire vu des coulisses. C'est spontané, polisson, charmant

Commentaires
P
Il ressort de cet article, pour lequel je te remercie, deux impressions :<br /> - Amette a décidément une belle plume, contrairement à sa femme (qui pourtant sait les tailler, de son propre aveu)<br /> - Catherine a vraiment une bonne langue de p***, faute d'avoir un langage (mais quand on épouse sans amour, de son propre aveu (bis), quelqu'un qui, entre deux vrais livres, joue pour vous les nègres Amoureux, on fait une affaire...)<br /> <br /> Patrice qui lu aussi conseille, néanmoins, ce journal au titre malicieusement parabalzacien (comme document sur la prostitution conjugale, et comme univers proustien)
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  • Promenade buissonnière parmi les livres et les écrivains, avec parfois quelques détours. Pas d'exhaustivité, pas d'ordre, pas de régularité, une sorte de collage aussi. Les mots ne sont les miens, je les collectionne.
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