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12 novembre 2004

Au fil de l'eau

Le berceau de Tchekov au fil de l’eau

Par Dominique FERNANDEZ
[12 novembre 2004]

Le Figaro littéraire

MOSCOU ! Dans cette ville aujourd’hui grondante de Mercedes, ruisselante de luxe, qui respire le pouvoir et l’argent, comme la Russie de Tchekhov semble loin ! Moscou ! Moscou ! Moscou ! répétaient les trois soeurs, du fond de leur morne province, et rêvant à la capitale comme à un but inaccessible. La Russie tout entière ne paraissait-elle pas condamnée à un immobilisme sans remède ? Les soixante-dix ans de communisme n’avaient-ils pas renforcé la tyrannie de la médiocrité, de l’ennui, de la grisaille ? Mais voici que l’éternel « à quoi bon ? » des personnages tchékhoviens se trouve balayé par la transformation spectaculaire de Moscou.

Douze ou treize millions d’habitants, des avenues, larges comme des autoroutes, engorgées de puissantes limousines, la métropole la plus chère du monde, le café à 8 €, une ostentation de zibelines et de visons, les vieilles babouchkas qui faisaient la manche disparues (mortes ? expulsées ?), une soif d’efficacité démentant les anciens clichés sur la paresse oblomovienne, une frénésie de réussir qui ne s’embarrasse d’aucune des lois sociales ou fiscales entravant l’esprit d’entreprise en Europe occidentale. On pense à l’Amérique d’il y a cent cinquante ans : c’est le Far Est, la richesse et le pouvoir à prendre par qui a les dents longues, peu de scrupules et le kalachnikov en réserve pour les cas inextricables...

Pour les nostalgiques de l’ancienne Russie, l’antidote à cette nouvelle idolâtrie du rendement sera d’embarquer sur un des bateaux qui font en une semaine le service de Saint-Pétersbourg. Liaison directe, par un système de canaux, de fleuves, de lacs, au gré d’une navigation très lente interrompue par des passages d’écluses monumentales et par des escales aux points les plus reculés d’un Moyen Âge resté intact. Le paquebot miniature traverse d’interminables et splendides forêts, longe des villages aux maisons de bois, aborde près de monastères dont l’enceinte blanche renferme des églises, des tours, des palais, des jardins, des bâtiments de ferme. Tout est beau, calme, immobile depuis des siècles. Aucune barre de béton à l’horizon, le régime soviétique avait négligé de s’enfoncer dans la profondeur des campagnes.
Il faut se rappeler, quand même, que le canal reliant la Moskva à la Volga a été creusé, sur l’ordre de Staline, par des dizaines de milliers de prisonniers politiques réduits à la condition de bagnards. Gorki, qui visita le chantier en 1934, célébra comme la naissance d’un homme nouveau la servitude concentrationnaire organisée et surveillée par la police secrète. Cécité ? Jobardise ? Complaisance ? C’était pourtant un juste, la conscience la plus honnête de son temps. La même année, son ami Romain Rolland lui écrivait que l’URSS était le dernier refuge de la pensée libre en Europe. Le même Romain Rolland, comme on sait, injuria André Gide qui avait été un des premiers (après Panaït Istrati, le merveilleux autodidacte roumain qui écrivit son oeuvre en français) à critiquer l’autocratie stalinienne. Gide était venu en URSS en 1936, il avait prononcé, sur la place Rouge, un discours aux funérailles de Gorki, mort subitement et dans des circonstances mystérieuses. Ses yeux s’étaient enfin dessillés, il s’apprêtait à parler, et il est probable que Staline donna l’ordre aux médecins qui le soignaient pour une grippe de lui clore définitivement le bec... C’est ainsi que, tout en naviguant au milieu de paysages sublimes, entre des haies de sapins austères et de bouleaux argentés, on ne peut s’empêcher d’être ressaisi par l’histoire, horrifié par cette suite d’impostures et de crimes. le sang des grandes tragédies russes se mêle aux eaux vertes de la Volga.

La Volga ! Fleuve mythique sur les bords duquel les élégantes de Tchekhov écoutaient distraitement, sous leur capeline au bord incliné, les billevesées murmurées par leurs soupirants, en piquant du bout de leur ombrelle le pont des vapeurs à roue, où les bateliers, les marins, les portefaix de Gorki trimaient à fond de cale ou sur les planches des débarcadères. Tchekhov et Gorki étaient, au demeurant, en excellents rapports, et c’est un des miracles de l’histoire littéraire que cet accord entre deux écrivains aux caractères si opposés ; ils s’estimaient et s’admiraient, en hommes vrais qui respectent chacun l’expérience et le témoignage de l’autre. Ils ont accompagné tous les deux notre voyage, je les relisais sans cesse, la Russie du labeur et la Russie du rêve, la Russie aux mains sales et la Russie en robes blanches étant les deux faces de ce monde immense, sans limites, et qui, selon Rilke, ne confine qu’avec Dieu....

Dieu n’a jamais été chassé complètement de la Russie, un petit nombre de moines ont continué d’habiter au fond de ces monastères, même aux heures les plus sombres de la propagande athée. Au milieu du lac artificiel d’Ouglitch, creusé lui aussi par les esclaves du Goulag, surgit un clocher baroque d’une extraordinaire beauté, seul vestige d’une église et d’un village enfouis sous les eaux, symbole, sous cette forme pointue et têtue d’une tour insubmersible, de la permanence du sentiment religieux. Après Ouglitch, joli village, après Iaroslavl, ville ancienne aux avenues ombragées, patrie de la regrettée Gala Barbisan, la fondatrice du prix Médicis, qui me parlait de son lieu natal avec une émotion justifiée, après Goritsy et le gigantesque monastère de Saint-Cyrille, à Kirillov, après le lac Blanc d’où surgissent les restes d’une autre église à moitié engloutie, on entre en Carélie par le lac Onéga, mer intérieure dont on ne voit pas l’autre rive, royaume des longs crépuscules où la lumière encore claire à minuit dilate en teintes laiteuses l’horizon.

Au milieu du lac, l’île de Kiji, merveille absolue, avec son église tout en bois, sans clous, hérissée de 22 bulbes qui se mirent dans l’eau bleue, et ses maisons, en bois aussi, et ses moeurs antiques, et ses poules et ses vaches qui lui assurent l’autarcie. Interdiction de fumer dans toute l’île, où il n’y a ni constructions en pierre ni voitures, sauf deux camions de pompiers remisés sous un auvent de sapin.
Un pope en robe beige nous invite à entrer chez lui. Il nous a entendu parler français, lui-même est né à Paris, d’un pope émigré. Jeune, sain, beau, en harmonie avec son corps, père d’une fillette de sept ans qui joue au bord du lac, il nous verse le thé et, pendant qu’il nous parle de cette petite communauté insulaire dont il anime non seulement la vie religieuse mais les activités civiques et sportives, je me risque à cette réflexion personnelle, qu’un prêtre marié est dix fois plus épanoui qu’un prêtre sans vie ni sexuelle ni familiale. Sa femme est restée sur la terre ferme, à Petrozavodsk, il la rejoindra à la fin de l’été, avant que le lac ne soit pris par les glaces et Kiji isolé du monde pour huit mois. Le père Nicolas est arrivé ici en 1997. Le pope précédent avait été fusillé en 1937. Pendant soixante ans le village était resté sans prêtre. Le père Nicolas, quand il a rouvert l’église, a fait venir sa mère, pour chanter pendant l’office. Elle faisait à elle seule le choeur. Après la messe, mère et fils sont tombés dans les bras l’un de l’autre en pleurant, comme il nous le raconte avec simplicité et grandeur. Abondantes larmes, ainsi que dans les romans de Dostoïevski.

La croisière finit à Saint-Pétersbourg, la ville précisément de Dostoïevski, mais si restaurée aujourd’hui, devenue si propre, au moins dans les quartiers du centre, qu’on peine à retrouver les cours obscures de Crime et Châtiment, le dédale d’escaliers et de mansardes où Raskolnikov a mûri son forfait. Cependant, à côté de Moscou, Saint-Pétersbourg et restée provinciale. Un charme mélancolique imprègne toujours les quais de la Néva. La Russie de Tchekhov, c’est ici qu’on la retrouve, bien que Tchekhov ne se soit pas intéressé à Saint-Pétersbourg, n’y ait séjourné qu’en de rares occasions, sans jamais l’inclure dans sa mythologie. Les écrivains de Saint-Pétersbourg s’appellent Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Akhmatova, Blok, Mandelstam, Nabokov. Beaucoup de mouettes frôlent de leurs ailes blanches la surface moirée du fleuve, mais celle de Tchekhov ne plane qu’au-dessus de Moscou...

Revanche aujourd’hui de Saint-Pétersbourg, où l’âme de la Russie est restée sauve, intact ce sentiment que l’agitation est illusoire et que le rêve constitue la seule réalité. Il faudra longtemps avant que la poésie ne déserte les bords moussus des canaux, les façades vertes ou jaunes des palais, les péristyles au fond des jardins, les statues abandonnées sous les portiques à colonnes blanches. Si Moscou l’affairée ressemble de plus en plus à Milan, Saint-Pétersbourg garde la splendeur colorée et la majesté oisive de Rome....

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  • Promenade buissonnière parmi les livres et les écrivains, avec parfois quelques détours. Pas d'exhaustivité, pas d'ordre, pas de régularité, une sorte de collage aussi. Les mots ne sont les miens, je les collectionne.
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