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16 novembre 2004

Une belle gueule cassée

ANDREÏ GUELASSIMOV
Une belle gueule cassée

PAR Bruno CORTY
[12 novembre 2004]

Le Figaro littéraire

C'est l'histoire d'un garçon sans repère. Et sans véritable père. Constantin, dit Kostia, est un vétéran de la première guerre de Tchétchénie. Façon de dire que, pour lui, la guerre est finie. Le retour à la vie n'est pas simple. Car Kostia n'a plus de figure, juste une plaie qui ressemble à de la «viande cramée». Le blindé dans lequel il se trouvait a reçu une roquette. Les camarades de Kostia ont cru qu'il était mort et ont attendu longtemps avant de venir le récupérer dans l'engin transformé en four. Kostia ne leur en veut pas. Il boit pour oublier son sort. Sa nouvelle tête a quand même de l'utilité. Lorsque le fils de la voisine refuse d'aller se coucher, cette dernière fait appel à Kostia. Et l'enfant s'exécute, effrayé.

Dans ces moments-là, Kostia repense à son enfance. Tout au long de cette courte histoire, il ne va pas cesser de retourner en arrière, de fouiller le passé, d'exhumer des images, douces ou cruelles. Kostia veut comprendre. Pourquoi son père préférait-il courir les filles plutôt que de jouer avec lui ? Pourquoi son père est-il parti refaire sa vie avec une autre femme de qui il a eu deux autres enfants ?

Rejeté, délaissé, Kostia s'était découvert un autre père, en la personne du directeur de son école. Avec cet homme étonnant, il a apprit deux choses essentielles : boire de la vodka en quantité, tout en restant digne, et regarder le monde les yeux grand ouverts pour mieux le reproduire. Car Kostia dessine. Des femmes nues, parfois monstrueuses. Son talent fascine le directeur qui a décidé de prendre sous son aile ce gamin esseulé. Et puis un jour, le directeur est parti, lui aussi, sur les bords de la mer Noire. Il a abandonné Kostia au moment où ce dernier se voyait imposer un troisième père, en la personne de l'amant de sa mère. «Pour moi, il n'était rien. Je n'arrivais même pas à dire «il» quand je devais parler de lui à ma mère.»

Kostia n'a plus vu sa mère depuis un an et demi et son père depuis dix ans. Par contre, il passe beaucoup de temps avec ses camarades de guerre. À bord d'une jeep américaine, ils écument la ville et la région de Moscou à la recherche d'un quatrième comparse. Dans cette quête qui tourne à la dérive, ils rencontrent toute sorte de personnages décalés, se battent avec des policiers qui moquent le visage de Kostia. Ils font appel au père de Kostia qui a des relations à la mairie de Moscou. Kostia redoutait cette rencontre. Le père est un faux héros, un gradé qui n'a jamais fait la guerre mais s'occupe «d'éducation patriotique»...

Kostia repense à sa guerre, aux jeunes soldats amputés, aux corps disloqués, à la terreur qu'inspiraient les snipers, à cette femme russe de Grozny dont le mari avait été torturé à mort par les Russes et les enfants, déchiquetés par des grenades tchétchènes. L'avenir, aux yeux de ses camarades, se résume à deux mots : argent et vodka. Kostia, lui, n'a de goût pour aucun des deux.

Alors, petit à petit, il reprend le crayon et couche sur le papier ce qu'il voit dans les rues et ses souvenirs. Ils apprivoise ses demi-frères et soeurs en leur dessinant leurs héros occidentaux ou japonais, Barbie, les Pokémon, les tortues Ninja, Britney Spears, tandis qu'ils dévorent goulûment chips et Coca-Cola. C'est un autre monde qui s'ouvre à lui, dont il n'est plus exclu grâce au talent de ses mains.

Né à Irkoutsk en 1965, Guelassimov a exercé quelque temps le métier de professeur de littérature anglo-américaine après avoir soutenu une thèse sur Oscar Wilde. Il s'est également passionné pour le théâtre en suivant les cours du grand Anatoli Vassiliev. Finalement, il a choisi l'écriture. En 2001, il a publié un premier recueil de nouvelles remarqué, Fox Malder a une tête de cochon. L'année d'après, La Soif, puis, en 2004, un autre roman, Rachel et, tout récemment, Les Dieux de la steppe, dont un extrait figure dans l'anthologie des «Belles Etrangères». Pour son éditeur français, Michel Parfenov, c'est un des nombreux espoirs d'une littérature russe en pleine évolution. «Andreï vit dans la grande banlieue de Moscou, une ville ouvrière ruinée, pleine de chômeurs et de Rmistes. Il s'est replié sur lui-même et vit de peu. Pas question pour lui de quitter l'endroit. Il n'a qu'une ambition : devenir un grand écrivain. Et il y consacre tout son temps. C'est terrible ! s'exclame en riant l'éditeur, Il n'arrête plus, il est dans la création permanente.»

En attendant la traduction annoncée de ses nouvelles, La Soif nous permet de découvrir un auteur en prise directe avec son temps sans qu'on puisse le considérer comme un écrivain réellement engagé. Une belle promesse, en somme....

La Soif
de Andreï Guelassimov
traduit du russe par Joëlle Dublanchet
Actes Sud, 131 p., 13,90 €.

Commentaires
Propos insignifiants
  • Promenade buissonnière parmi les livres et les écrivains, avec parfois quelques détours. Pas d'exhaustivité, pas d'ordre, pas de régularité, une sorte de collage aussi. Les mots ne sont les miens, je les collectionne.
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