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17 mars 2005

Sorokine, Pelevine et Bortnikov

Enfants terribles, iconoclastes et passé revisité : morceaux choisis des lettres russes

LITTÉRATURE D’AUJOURD’HUI

Sorokine, Pelevine et Bortnikov renvoient la censure

Par Elizabeth GOUSLAN
[17 mars 2005]


Ils sont perdus, troublés, cyniques, féroces. De leur pays natal, ils faxent d’étranges cartes postales, décorées d’instantanés kitsch ou tragiques. Le courrier de ces enfants terribles arrive en Occident, mais les nouvelles ne sont pas bonnes. Ils se nomment Viktor Pelevine, Dmitri Bortnikov, Vladimir Sorokine. La Maison Russie, ils la peignent à la De Kooning : rouge sang, traversée de zébrures jaunes, lacérées de hachures mauves. Quelle que soit la toile de fond Moscou, Leningrad ou la steppe le message de ces coloristes délirants est le même : plus besoin d’interner arbitrairement les opposants, puisque le pays tout entier a spontanément basculé dans la folie légale.

Présentons l’aîné de ces mauvais garçons. Vladimir Sorokine, cinquante ans, beau visage émacié orné d’un petit bouc à la Raspoutine, est une sorte de professionnel du scandale, un Jean-Edern Hallier nourri au boeuf Strogonoff. Auteur en vogue, il se spécialise dans la parodie. L’épopée, l’espionnage, le thriller : tout lui va, pourvu que le lecteur plonge, à la fin, dans une suffocante impression d’irréalité. Dans Le Coeur des quatre, ses personnages étaient déjà enrôlés dans une mission politique, vaguement socialiste, dont nul ne saisissait véritablement la finalité. Sorokine affectionne le flou et l’absurde. Pour Le Lard bleu, sa crudité ostentatoire lui valut un procès en pornographie. Et, aujourd’hui, alors que sort son apocalyptique dernier roman, La Glace, l’homme vient de mettre la Douma en ébullition !

L’affaire éclate au début du mois de mars. La Chambre du Parlement russe entend tout simplement « vérifier », verbe assez stalinien, le livret d’opéra que Sorokine le trublion vient d’achever. D’après le député Neverof : « Le Bolchoï doit monter de grands spectacles classiques comme Gisèle ou Le Lac des cygnes. S’il s’agit d’oeuvres modernes, elles doivent être acceptables du point de vue de la morale publique. » Les Enfants de Rosenthal, oeuvre mettant en scène les clones modernes de Tchaïkovski, Mozart, Moussorgski, Wagner et Verdi, semble plus proche des nappes phréatiques de Tchernobyl que des ballets du cher Marius Petipa.

Sorokine n’est évidemment ni « acceptable » ni « moral ». Il fait partie de ces enragés inclassables, dotés d’une redoutable fausse candeur. Implacablement, dans un style fiévreux, lyrique, mais concis, il démonte dans La Glace, la mécanique et l’épopée soviétique. A cet opium du peuple frelaté, il substitue une vision mystique de la vie terrestre. Ses héros, chefs d’entreprise, infirmières, étudiants, sont tous brutalement capturés par les membres d’une secte de blonds aux yeux bleus, avant d’être frappés au sternum avec une hache de glace. Le coma qui s’ensuit, fait accéder les victimes à la Lumière Divine et à la transparence du coeur. Dans un registre fantastique, l’auteur tricote du réalisme brut. Le rituel de l’attaque est d’une violence inouïe, répété jusqu’au vertige, ciselé comme une chanson de geste macabre. On est embarqué dans un univers où le sacré prime, où l’intégrisme de la fraternité permet l’assassinat. Ce n’est qu’au dénouement que Sorokine se dévoile en condamnant avec ironie ces adeptes de l’amour hypothermique.

Romancier tout aussi givré, mais d’une folie plus douce, Viktor Pelevine est considéré comme le jeune chantre de l’ère du dégel. Longtemps, ce quadragénaire s’est amusé par le biais du baroque et du burlesque, à se moquer de la politique en inventant des fabliaux. Le recueil de nouvelles qu’il donne cette année, s’intitule Critique macédonienne de la pensée française. Hélas, ce petit récit-là n’est pas le plus abouti. Trop ambitieux, pour ne pas dire confus, il vise nos philosophes médiatiques et n’atteint pas sa cible car à l’évidence, le narrateur admire fanatiquement l’objet de son abjection. Reste une série de textes qui restituent fidèlement l’esprit cocasse de Pelevine et son sens quasi « ovidien » des métamorphoses. Dans L’Origine des espèces, un primate surgit de la cale d’un navire où l’avait enfermé l’équipe scientifique de Darwin. Et c’est Charles Darwin en personne, esseulé mais courageux, qui va affronter la bête et terrasser son sujet d’étude tout en s’autocitant abondamment. Dans ce petit morceau de bravoure, l’auteur alterne : coups de pieds, crochets du droit et subtiles méditations anthropomorphiques : « Qu’est-ce que l’adaptation ? Qu’est-ce qui définit l’aptitude d’un être à la vie dans tel ou tel milieu ? » s’interroge pompeusement le savant tandis que le grand singe se rue sur lui et ruine sa Lavallière.

Drôle aussi, mais usant d’un sens comique désespéré et ravageur, Dmitri Bortnikov est le cadet de la terrible troïka. Né en 1968, cette gueule d’ange au regard bleu-dur a déjà connu plusieurs vies : cuisinier, aide-soignant, professeur de danse dans une maison de redressement et légionnaire ! Son Svinobourg, brillant premier roman, est un adieu à l’enfance écrit dans une langue âpre, rythmée et volcanique. C’est un John Fante qui aurait croisé Rimbaud. Le héros de son récit initiatique grandit dans une banlieue glauque de la Steppe. De ce petit goinfre qu’on surnomme Gras-du-Bide, son père dit qu’il est « né sous l’étoile de l’indifférence. »

À douze ans, Fritz tombe amoureux de Hamlet et de la mère de son copain Vitka, qui est maigre et fragile, à l’inverse des femmes alentour « robustes, solides, rassurantes dont le corps avait été fait pour protéger et surveiller ». Bortnikov ne fait jamais allusion au pays des Soviets, son spleen est plus intime, incandescent, métaphysique. Mais il a situé son roman dans une clinique psychiatrique. Sectaires illuminés, primates apprivoisés, soldats internés : à l’Est, la folie rôde. Le nouveau roman russe la traque...

Commentaires
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  • Promenade buissonnière parmi les livres et les écrivains, avec parfois quelques détours. Pas d'exhaustivité, pas d'ordre, pas de régularité, une sorte de collage aussi. Les mots ne sont les miens, je les collectionne.
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