Philippe Muray par Michel Schneider
Polémique : la culture qui fait pschitt
Un temps de chiens
Michel Schneider
Il y avait des chiens de garde - et même des chiennes, c'est elles qui le disent. Philippe Muray voit pointer les museaux d'une nouvelle meute : les festifs enragés. Lécheurs de mains subventionnantes, ils aboient aux discriminations quand elles ne jouent pas en leur faveur. Rebelles de niches, ils montrent les crocs à ceux qui ne croient pas que l'émancipation de l'homme soit proportionnelle à celle des décibels. Ils marchent sous les banderoles du bien, glissent en rollers pour Florence Aubenas, aboient leur fierté et jappent du bonheur de porter la même laisse que leur voisin. On finirait par regretter ceux qui mordaient vraiment, staliniens et fascistes, qui au moins avaient la haine et la gueule ouverte, et non l'« envie de pénal » sournoise et la délation souriante.
Curieusement, dans cette gent canine, certains croient incarner le summum de l'humain. Il y avait l'Homo sapiens sapiens, celui qui sait qu'il sait. Il faudra compter désormais avec l'Homo festivus festivus, celui qui se fête de faire des fêtes.
On ne s'endort pas en voyant s'enflammer Muray. On applaudit tel rapprochement impensable : « La maternalisation démente élevée sur les ruines de la différence des sexes. » On jubile à telle formule ravageuse (« La grande quinzaine anti-Le Pen », la « fièvre cafteuse »). On s'alarme contre tel excès de plume : « Tout, absolument tout, est foutu. » Saccage, destruction, désastre sont les moindres mots qu'il emploie pour une peinture au couteau. Il faut vous y faire, Muray n'est pas gentil.
Mais ce livre drôle est aussi grave. Il décrit non la misère de l'homme sans Dieu, mais celle de « l'homme sans l'homme ». L'homme postmoderne est-il voué à n'être qu'un homme privé d'humanité ? L'individu serait-il devenu une apparence sans être, un divertissement sans roi, un semblant de sujet qui ne s'effraie même plus de son vide intérieur ? Décidément, il y a du Pascal chez ce désespéré qui n'a plus foi dans la pensée. Sauf lorsqu'elle parvient encore à séparer, refuser, distinguer et opposer quelques valeurs dans l'informe des idées. Il y a du Balzac aussi dans ce peintre d'une comédie humaine qui tient le roman pour un moyen de connaître le monde social et historique, une survivance noyée dans le flot du rien littéraire et l'enflure bouffonne de l'autofiction.
Mais l'auteur a peut-être tort de voir la fin de l'Histoire et de l'homme dans ce qui n'est après tout qu'une exception française. Nulle part ailleurs on n'a fondé le lien social sur la plainte, aux deux sens du terme, souffrante et accusatrice. Nulle part on ne trouvera de lois réprimant les propos homophobes. Nulle part un Etat qui fait semblant d'exister en s'occupant de tout (fêtes, opinions, moeurs, sexualité...), sauf de ses missions essentielles. Nulle part le pouvoir politique ne se laisse dicter des « réformes modernistes » avec le sourire niais de ceux qui « feignent d'être les organisateurs des mystères qui leur échappent ». Nulle part ne dominent l'« avancisme », le « bougisme », le « présentisme », ces masques d'une formidable régression de l'action et de la pensée vers le sein consolant de la « Big Mother » étatique. Nulle part ne sont portées à un déni du réel les vieilles tendances à dénier la différence des sexes et les luttes des classes.
Mais que Muray se rassure. Même en France l'empire du Bien se porte mal. Nos contemporains n'ont pas encore renoncé à lire des livres ni à se retourner sur une femme qui passe ; nos contemporaines à rester des femmes dans une société où le pouvoir se maternalise
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Philippe Muray, « Festivus festivus ». Conversations avec Elisabeth Lévy (Fayard, 487 pages, 23 E).
© le point 28/04/05 - N°1702 - Page 98 - 595 mots
Sale temps pour la culture française. L'essayiste Philippe Muray dénonce l'avènement du festif à tout prix. Quant à Perry Anderson, un universitaire anglais, il la juge définitivement flasque et sans saveur.