Indigestion de moralité
Je ne cherchais pas à m'expliquer avec Sartre. J'attendais d'avoir lu l'article de Cau. J'étais seul et j'éprouvais une sorte de joie que je connais bien : j'allais pouvoir tout recommencer. Au fond du puits, il n'est plus nécessaire de se gêner.
Les insultes pleuvaient. La plupart du temps, on ne parlait pas de mon roman, mais de mes moeurs, de ma façon de me conduire dans le monde. C'est fou comme j'avais pu avoir des amis sans le savoir. Bourrieu (un personnage des Rats) c'était moi, point d'erreur. Tout ce qui lui était arrivé m'était arrivé ! Madeleine Chapsal dans l'Express - depuis mieux inspirée - affirmait que j'avais écrit mes Mémoires. La Vertu se concertait avec le Goût pour me fustiger. J'attrapai une véritable indigestion de moralité. J'apprenais, par exemple, que depuis des années j'avais rampé d'une maison d'édition à un cocktail, d'un cocktail à un grand journal, d'un grand journal à la présidence du Conseil. Si on ne m'avait pas démasqué à temps, j'aurais fini, ma parole, par tirer la sonnette de l'Elysée. J'admire encore ces quelques critiques qui ont parlé avec nuance de mon roman - non, je m'exprime mal : simplement qui ont parlé de mon roman et non de moi ou de ce qu'ils supposaient être ma vie privée.
Le Dernier des Mohicans, Bernard Frank.