Bernard Frank par Eric Neuhoff
Lejeune relit et commente tous les titres de son ami. Cela donne envie de l'imiter, de se replonger dans Les Rats ou dans Un siècle débordé, surtout maintenant. Avant, on se disait que rien ne pressait, que Frank nous adressait ses cinq feuillets hebdomadaires dans Le Nouvel Observateur. Les écrivains meurent aussi. Frank devait le pressentir, qui répond à son portraitiste dans des pages qui prennent valeur de testament. « Mort, un livre sur moi aurait ses chances. Mais je n'avais pas tellement envie de mourir. »
Jusqu'au bout, Bernard Frank resta ce bonhomme inclassable, lecteur du Journal de Mickey et de la Pléiade, avec une préférence pour les volumes du XVIIe siècle. Il perdait les cadeaux qu'on lui offrait, ne possédait aucun de ses volumes, se ruinait en taxis, regrettait les films américains qu'on projetait au Mac-Mahon. Dans ce qui constitue désormais un adieu, il s'interroge sur le goût de Sinatra pour la couleur orange, fournit la composition exacte du Tropicana et des recettes de cocktails alambiqués, noie le poisson en rouvrant Lucien Leuwen. Soudain, au détour d'un paragraphe, on tombe là-dessus : « J'ai soixante-seize ans déjà, il serait grand temps que j'écrive un bon livre. Le dernier. Que je m'y mette enfin. » Les dernières lignes serrent le coeur : « Je suis fait pour écrire des choses sur les autres, pas sur moi. Ou, quand c'est sur moi, c'est comme si je pensais à un autre. »
Eric Neuhoff, le Figaro, 14 décembre 2006.