Le pouvoir de fermer un livre
Mais peut-être qu'au fond vous vous moquez de tout ceci. Peut-être préféreriez-vous, à mes réflexions malsaines et absconses, des anecdotes, des historiettes piquantes. Moi je ne sais plus très bien. Des histoires, je veux bien en raconter : mais alors, en piochant un peu au hasard de mes souvenirs et de mes notes ; je vous l'ai dit, je fatigue, il faut commencer à en finir. Et puis si je devais encore raconter le reste de l'année 1944 dans le détail, un peu comme je l'ai fait jusqu'ici, je n'en finirais jamais. Vous voyez, je pense à vous aussi, pas seulement à moi, un petit peu en tout cas, il y a bien sûr des limites, si je m'inflige autant de peines, ça n'est pas pour vous faire plaisir, je le reconnais, c'est avant tout pour ma propre hygiène mentale, comme lorsqu'on a trop mangé, à un moment ou à un autre il faut évacuer les déchets, et que cela sente bon ou non, on n'a pas toujours le choix ; et puis, vous disposez d'un pouvoir sans appel, celui de fermer ce livre et de le jeter à la poubelle, ultime recours contre lequel je ne peux rien, ainsi, je ne vois pas pourquoi je prendrais des gants.
Jonathan Littell, Les Bienveillantes.