Le devoir d'amitié ne l'aveugle pas
Mais ce dont Garcin veut se souvenir se tient plus loin que ces parades officielles. Son Régis ressuscite alors sous les traits d'un « sybarite jardinier », d'un « oblat inquiet déguisé en fier-à-bras », d'un adorable « gaffeur », parfois blessant, mythomane à l'occasion, et hissant chacun de ses bobards « à la hauteur de l'illusion ». L'embaumeur est convaincu, convaincant. Le devoir d'amitié ne l'aveugle pas. A chaque souvenir, il laisse sa chance au personnage-et c'est bien ainsi. A Bastide, on fit souvent un procès en légèreté ou en vanité, on lui reprochait d'être un Cocteau moins doué, ou un Giraudoux moins profond-mais qu'importe : l'homme réinventé par Garcin est probablement plus réel que le lévrier du boulevard Saint-Germain. On lui devine une âme aristocratique et un coeur de midinette. Et même sa folie zodiacale prend l'allure d'une conversation détournée, presque quiétiste, avec le ciel.
Puisque Bastide souhaitait « beaucoup de belles femmes à son enterrement », et d'être lu après sa mort, j'ai pu satisfaire l'un de ces deux voeux en me replongeant dans son roman « La fantaisie du voyageur ». Franchement, ce n'est pas si mal. A moins que ce ne soit la mort elle-même qui, soudain, dilate le talent. L'ami Garcin a donc fait du bon travail. Et aurons-nous, tous, la chance d'être ainsi améliorés au jour du Jugement ?
Jean-Paul Enthoven, Le Point, 24/1/08.