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7 avril 2009

Matzneff par de Toledo

Carnets noirs 2007-2008", de Gabriel Matzneff : l'ancien régime de la chair

Si les vautours savaient lire, nul doute qu'ils diraient grand bien de ces Carnets noirs de Gabriel Matzneff. Ce serait pour eux un festin verni : mieux que des viscères, des tripes, une nature quasi morte, mythifiée, décrite par un peintre qui refuse de sortir du tableau. Matzneff, né un siècle trop tard, qui voudrait sauver les liens du plaisir et de l'orthodoxie : dans une main, la Grèce, dans l'autre, le christianisme, et au-delà, le temps de l'aristocratie, des malles dans les trains roulant vers l'Italie. On est frappé de sentir à sa lecture à quel point l'impudeur cherche à se sauver du médiocre, de la vie ordinaire. C'est le mépris du Prince pour ses sujets bruyants, le "bon goût" contre le vulgaire, le voyageur cultivé contre les touristes "crétins". Un homme d'avant le XXe siècle, précieux comme une antiquité.

Hélas, dans sa grandeur rêvée, sa passion du détail, il manque à Gabriel Matzneff le don, l'empathie, de la pitié : savoir être l'idiot, l'ignorant, le crétin. Savoir endosser la bêtise, la lâcheté de son temps. Non. Matzneff est un de ces jouisseurs désoeuvrés qui d'une bouteille de vin ou d'une nuit d'amour font un combat contre l'ordre moral, le récit d'un martyr. Trahissant l'ordinaire, le banal de l'existence, il sublime l'insignifiant. Et alors, quel embarras de critiquer l'inutilité de cette édition des Carnets, semaines de l'écrivain passées à dîner, voyager, sortir, entre l'Italie de la Renaissance et l'âge d'or croulant de Saint-Germain-des-Prés, puisque celui qui les consigne avec obstination a justement choisi ce parti de l'inutilité : l'ancien régime des jours du demi-monde, de tous ceux qui se font une fierté de vivre, allez, du "Beau".

Et par-dessus tout, pourquoi publier ces Carnets dans l'urgence ? Comme toutes les archives ou les journaux intimes, ils auraient gagné à attendre. Attendre que la mort les cerne, que les années passent, que l'oeuvre, si elle doit échapper à l'oubli, à la sottise du scandale, appelle d'elle-même ses petits à-côtés, carnets, correspondances... Mais c'est apparemment le choix de l'éditeur et de l'auteur de faire de cet archivage, de cette construction mythologique de l'écrivain au fil des jours, l'arme d'une résistance : "Le courage et la liberté se paient au prix fort quand l'ordre pharisaïque tente partout d'imposer sa loi", nous dit-on en guise de présentation. Ainsi, les Carnets sont arrachés à leur innocence, ils deviennent un instrument. Mais de quel "courage", de quelle "liberté" parle-t-on ? Celle de boire du vin ? De jouir de ses maîtresses ?

Et si le silence qui entoure désormais l'oeuvre de Gabriel Matzneff n'était pas tant dû à l'ordre moral, "pharisaïque", qu'à un changement dans le régime du plaisir ? L'auteur ne se pose pas cette question. Il ne semble pas voir la mécanique des corps sans Dieu, qui s'emboîtent plus par arithmétique que par "séduction". Ce serait en quelque sorte invalider sa vie, reconnaître qu'elle ne fut pas celle d'un saint ou d'un martyr, mais, disons, quelque chose de plus simple, de plus émouvant aussi : une existence vouée à sauver une sensibilité perdue ou en voie d'extinction, un ancien régime de la chair, celui où le plaisir, la joie étaient intimement liés à la conscience de la faute.

Mais alors, ce ne serait plus "Matzneff contre l'ordre moral" qu'il faudrait décrire, mais contre lui-même : sa foi surannée dans le plaisir par laquelle il croit sauver Dieu, en luttant contre l'enfant, en lui, qui croyait au péché.


CARNETS NOIRS 2007-2008 de Gabriel Matzneff. Léo Scheer, 512 p., 20 €.

Camille de Toledo

Commentaires
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  • Promenade buissonnière parmi les livres et les écrivains, avec parfois quelques détours. Pas d'exhaustivité, pas d'ordre, pas de régularité, une sorte de collage aussi. Les mots ne sont les miens, je les collectionne.
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