Achever d'écrire quelque chose !
Ce roman, comme presque tous les autres, Nabokov l'avait entièrement visualisé, à la manière du négatif d'un film en Technicolor qu'il ne lui restait plus qu'à fixer sur le papier. Cette technique lui permettait d'écrire dans l'ordre ou le désordre, selon les aléas de la composition. Pour Laura, dès 1976, à en croire son éditeur américain, tout était là : personnages, scènes, détails. Il ne restait plus à Nabokov qu'à écrire, à battre les fiches comme des cartes à jouer, pour plus tard se les distribuer à lui-même sous la forme d'un roman. Laura, Nabokov disait l'avoir déjà "lu" une cinquantaine de fois. "Et dans mon délire diurne, je le lisais à voix haute à un petit auditoire idéal dans l'enceinte d'un jardin enclos. Ce petit auditoire était constitué de paons, de pigeons, de mes parents, morts depuis longtemps, de deux cyprès, de quelques jeunes infirmières accroupies, et d'un médecin de famille si vieux qu'il en était presque invisible." C'est donc sur un lit d'hôpital, entre deux quintes d'une toux chronique, que Laura devait naître, dans une course effrénée contre la mort.
L'un des romans russes de Nabokov, L'Invitation au supplice, se terminait déjà sur la question de cette "satanée dernière volonté". "Achever d'écrire quelque chose !", répondait instamment Cincinnatus C., le héros supplicié. Nabokov lui-même n'y parviendrait pas. Il mourut un après-midi de juillet 1977, à l'âge de 78 ans, des suites d'une infection pulmonaire, laissant en héritage à sa femme et à son fils unique, Dmitri, les 138 fiches bristol qui contenaient ses dernières lignes.
Le Monde, 20 novembre 2009.