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Propos insignifiants
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16 décembre 2010

Écrite par des bourgeois conformistes qui rêvent de médailles et de petits châteaux, la littérature est voyou.

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Dans ce livre, je m’enfonce dans un crime. Je le visite, je le photographie, je le filme, je l’enregistre, je le mixe, je le falsifie. Je suis romancier, je mens comme un meurtrier. Je ne respecte ni vivants, ni morts, ni leur réputation, ni la morale. Surtout pas la morale. Écrite par des bourgeois conformistes qui rêvent de médailles et de petits châteaux, la littérature est voyou. Elle avance, elle détruit. C’est son honneur, sa manière d’être honnête, de ne laisser derrière elle pierre sur pierre d’une histoire dont elle s’est servie pour bâtir un tout petit objet plein de pages, un fichier rempli d’octets, une histoire à lire dans son lit, ou debout sur un rocher face à l’océan comme un Chateaubriand égaré dans une image d’Épinal.
Je n’hésiterais pas à vous trancher le cou, si vous étiez une phrase qui me plaise et bonne à coucher dans une nouvelle mince comme mes remords de vous avoir trucidé. Je suis brave homme, vous pourriez me confier votre chat, mais l’écriture est une arme dont j’aime à me servir dans la foule. D’ailleurs, quand vous lui aurez appris à lire, elle tuera tout aussi bien votre chat.

Personne n’est jamais mort dans un roman. Car personne n’existe dedans. Les personnages sont des poupées remplies de mots, d’espaces, de virgules, à la peau de syntaxe. La mort les traverse de part en part, comme de l’air. Ils sont imaginaires, ils n’ont jamais existé. Ne croyez pas que cette histoire est réelle, c’est moi qui l’ai inventée. Si certains s’y reconnaissaient, qu’ils se fassent couler un bain. La tête sous l’eau, ils entendront leur cœur battre. Les phrases n’en ont pas. Ils seraient fous ceux qui se croiraient emprisonnés dans un livre.

(fin du préambule, Sévère de Régis Jauffret)

C'est que "Régis Jauffret n'a pas hésité à dépeindre Édouard Stern de la manière la plus dégradante, la plus monstrueuse et la plus ignominieuse qu'il soit", ni à mettre en scène, dans son roman, la famille du banquier, estime l'assignation en justice. Le texte évoque par ailleurs l'affaire Nut, du nom d'un ancien agent de la DGSE retrouvé mort dans des circonstances obscures. Le romancier Bertrand Vier en avait tiré un roman, où il imaginait un suicide pour des raisons sentimentales. En 1987, la justice avait considéré que l'oeuvre portait atteinte à la famille. Une atteinte que, dans le cas Stern, les plaignants estiment d'autant plus grave que le roman devait être adapté au cinéma.

Une autre décision de jurisprudence citée par l'assignation en justice estimait, en juillet 2003, que, lorsqu'une publication est litigieuse, "le respect de la vie privée s'impose avec davantage de force à l'auteur d'une oeuvre romanesque qu'à un journaliste remplissant sa mission d'information". Le caractère fictionnel de Sévère pourrait ainsi non seulement ne pas lui épargner une attaque en justice, mais donner au contraire du poids aux plaignants.

(Le Point, 11 décembre 2010)

Pétition contre la censure de Sévère :

Régis Jauffret fait l’objet d’une assignation de la famille d’Edouard Stern, tué, le 28 février 2005, par Cécile Brossard - qui a été définitivement libérée le 10 novembre 2010.

Il est demandé, sept mois après sa publication, l’interdiction pure et simple de son roman, Sévère, inspiré par cette affaire, et paru aux Éditions du Seuil le 4 mars 2010.

Or Sévère est, sans conteste, un roman. C’est à dire une oeuvre de fiction. C’est à dire un texte qui, même si l’imaginaire se nourrit toujours du réel, n’entend évidemment pas rendre compte de manière factuelle de la réalité.

De nombreux articles, des livres à prétention documentaire, souvent injurieux ou diffamatoires envers la victime, ont été publiés depuis le meurtre sans avoir fait l’objet d’aucune plainte. Et c’est à l'œuvre d’imagination, au travail de l'écrivain, qu’est étrangement réservé le douteux privilège de cette attaque et de cette demande d'interdiction.

Si cet appel était entendu, si le Tribunal décidait, comme on le lui demande, de sanctionner Jauffret et son roman, s'il refusait à cet artiste l'élémentaire liberté sans laquelle il n’y a plus d’art, le livre disparaîtrait des librairies comme des bibliothèques; un acte de censure en bonne et due forme ruinerait l’œuvre d’un auteur comme elle le faisait à une époque que nous pensions, dans les pays démocratiques au moins, à jamais révolue; un précédent se créerait là, auquel nous ne nous résignons pas et qui rappelerait le temps où l'on voulait bruler - pour ne parler que des plus grands - les livres de Jean Genet ou de Pierre Guyotat.

C'est pourquoi nous nous adressons, ici, à celles et ceux qui ont introduit cette plainte. Nous leur demandons solennellement de revenir sur une décision si évidemment attentatoire à cette liberté de créer à laquelle ils ne peuvent pas ne pas être, eux aussi, attachés. Nous leur demandons de renoncer à une initiative judiciaire qui constituerait un navrant et terrible précédent.

En demandant l’interdiction du roman, on ne répare pas le crime, on en commet un autre - contre l’esprit, celui-là.

http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/t/56518/date/2010-12-09/article/menace-de-censure-contre-le-roman-de-regis-jauffet-des-ecrivains-lancent-une-petition/

Commentaires
Propos insignifiants
  • Promenade buissonnière parmi les livres et les écrivains, avec parfois quelques détours. Pas d'exhaustivité, pas d'ordre, pas de régularité, une sorte de collage aussi. Les mots ne sont les miens, je les collectionne.
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