Les femmes étaient fascinés par lui, aimaient le draguer !
Après la guerre, mon père, Henri, le voyait beaucoup. Ils avaient été dans la même promotion à Normale sup en 1930, avec Pompidou. Je me souviens -j'avais 7 ou 8 ans- que Gracq venait dîner très souvent à la maison. Ils avaient de grandes conversations sur le football car ils avaient fait partie de l'équipe de la Rue d'Ulm. A ce titre, ils avaient même joué au Monténégro, en Hongrie, en Allemagne... Ils émaillaient leurs conversations de mots latins, grecs et allemands. C'étaient de véritables grosses têtes, des cerveaux. Mon père avait fait découvrir la Bretagne Nord à Gracq -ils faisaient énormément de bicyclette ensemble- et Gracq le pays nantais à mon père.
C'était un homme petit, terne, tout étriqué, complexé physiquement, les pieds en dedans, avec cette toute petite voix qui semblait toujours s'excuser. Quand ma mère parlait de Julien Gracq avec des trémolos dans la voix -les femmes étaient fascinés par lui, aimaient le draguer !-, ce Gracq ne cadrait pas avec le Louis Poirier que je voyais chez nous. Mais je savais qu'il était une sommité littéraire. Parfois, il ne parlait pas du tout, avait comme des absences, regardait le plafond. Ils avaient souvent des conversations de potaches. Mon père me raconta que Gracq fut, Rue d'Ulm, un grand chahuteur, adorant bizuter les nouveaux.
Tous deux allaient chaque mois à Matignon puis ensuite à l'Elysée déjeuner avec Pompidou. Ils en revenaient éméchés, ayant éclusé quelques bouteilles de chateauneuf-du-pape, le vin préféré de Gracq, qui avait une excellente descente. La dernière fois que je l'ai vu, c'était à la mort de mon père, en 1992.
Yann Queffélec, Le Figaro Magazine, 29 décembre 2007.