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12 mai 2005

Mémoire de mes putains tristes par Marc Lambron

Roman

Un Nobel dans le hamac

Marc Lambron

«L'année de mes 90 ans, j'ai voulu m'offrir une folle nuit d'amour avec une adolescente vierge. » Telle est la première phrase du nouveau roman de Gabriel Garcia Marquez, qui n'était pas revenu à la fiction depuis dix ans. Qui parle ? Non pas l'auteur, né en 1928 dans la ville colombienne d'Aracataca, mais son personnage, un nonagénaire latin en son extrême automne. Nous sommes au milieu des années 1950, sous le soleil d'août d'une cité sud-américaine. Le narrateur a été professeur de grammaire grecque et latine, et continue à donner des chroniques à une gazette locale. Se définissant lui-même comme « un chien de race sans mérites ni lustre », ce misanthrope lettré vit dans la vieille maison coloniale héritée de ses parents, avec arcades en stuc et mosaïques florentines. Au physique, les descriptions de l'auteur le font imaginer comme une sorte d'Emmanuel Berl engagé pour une publicité des cafés Jacques Vabre. Il aime Bach, les nouvelles de Peréz Galdos, et n'a jamais couché qu'avec des femmes qu'il payait. En clair, « les putes ne m'ont pas laissé le temps de me marier ».

Le jour de ses 90 ans, cet amateur de gisquettes demande à une vieille maquerelle de lui trouver une nymphette intacte. Dans un bouge de planches recouvert d'un toit de palmes amères, notre homme, costume de lin blanc et montre à gousset, se voit proposer la vertu d'une adolescente de 14 ans, que la Célestine a préalablement droguée avec une potion de bromure et de valériane. C'est une cousette brune et tiède, craquante comme un fruit vert, qu'il trouve profondément endormie sur le lit. Là, plutôt que de la violenter, il la contemple pendant une nuit entière, « sans l'urgence du désir ni les inconvénients de la pudeur ».

Le manège va se répéter comme un rite. Tandis que les nuits d'orage lavent les rues brûlantes, un vieillard embrasé se livre aux contemplations de la chair. Qu'est-ce qu'une oiselle de nuit que l'on admire, nue, sans que le sommeil permette jamais de connaître la couleur de ses yeux ? Une idole absente ? Ou la figure d'un destin sans amour ? Il la regarde, l'effleure, lui lit des contes. Elle ne se réveille jamais. « La force invisible qui mène le monde, note le narrateur, ce ne sont pas les amours heureuses, mais les amours contrariées. » Ce mateur qui boit du maté éprouve, une dernière fois, la grâce d'être contrarié. Le climat du livre ? Tropical et musical. L'auteur en suggère la bande-son : « Duos d'amour de Puccini, boléros d'Agustin Lara, tangos de Carlos Gardel. »

La fumée du cigare a remplacé les régimes de bananes.

Le roman de Garcia Marquez a fait l'objet d'une surenchère assez folle. Un mois avant sa parution, il circulait déjà en Colombie sous forme d'édition pirate - à croire que le cartel de Cali s'intéresse à la littérature. A peine paru, des féministes l'accusaient de pédophilie sournoise. Qu'a donc voulu écrire le patriarche à moustaches ? Une « Mort à Venise » hétérosexuelle ? Une « Lolita » caraïbe ? Significativement, la citation d'épigraphe est extraite du roman d'un autre prix Nobel, Yasunari Kawabata, « Les belles endormies », qui développait à la japonaise ce même thème : Suzanne dort, mais les vieillards regardent. Dans son ordre, on pourrait dire que « Mémoire de mes putains tristes » est un livre parfait ; une longue nouvelle fluide, maîtrisée, d'une simplicité de toucher souveraine. Il y a quelque chose de tolstoïen dans ce récit d'un crépuscule. Les pompes tropicales du réalisme magique s'estompent au profit d'un nocturne bien tempéré : la fumée de cigare a remplacé le régime de bananes. Mais cette novela a aussi les aspects d'un livre de confort, légèrement en deçà de la main. A l'heure où Philip Roth, de six ans son cadet, s'est lancé dans un prodigieux marathon nord-américain, le Nobel 1982 se reposerait-il sur une couronne de lauriers, ou plutôt dans un hamac mollement caressé par la brise des îles ? Après tout, « La tache », c'est aussi l'histoire d'un intellectuel vieillissant qui succombe aux charmes d'une jeune illettrée, mais traitée en symphonie, là où Garcia Marquez se contente de gratter une mandoline en écaille de tortue. Quoi qu'il en soit, si l'on aime les siestes crapuleuses sous un sombrero blanc, « Mémoire de mes putains tristes » reste un excellent daïquiri de printemps

« Mémoire de mes putains tristes », de Gabriel Garcia Marquez, traduit de l'espagnol par Annie Morvan (Grasset, 136 pages, 14 E).

© le point 05/05/05 - N°1703 - Page 114 - 716 mots

« Mémoire de mes putains tristes » est le récit bien tempéré des amours d'automne d'un patriarche.

Commentaires
D
C'est une bonne surprise de vous savoir là.
J
Brillante critique sur un créateur hors-pair. Merci de nous l'avoir offerte.
Propos insignifiants
  • Promenade buissonnière parmi les livres et les écrivains, avec parfois quelques détours. Pas d'exhaustivité, pas d'ordre, pas de régularité, une sorte de collage aussi. Les mots ne sont les miens, je les collectionne.
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