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12 octobre 2008

Des gens qui croyaient à la République

Dans Raga, vous parlez de la «joie originelle» des Mélanésiens. Ne tombez-vous pas dans le piège du mythe du «bon sauvage» ?

Je ne pense pas qu'il y ait des gens purs et des gens sauvages. En revanche, je crois qu'il y a une quotidienneté qui a partiellement échappé à tous ceux qui ont pour métier de connaître les populations qui vivent avec une autre échelle de valeurs. Dans le cas de Vanuatu, les gens venus «étudier» ces populations n'ont par exemple jamais parlé des femmes. Pour eux, il était évident qu'il s'agissait d'une société machiste, où les femmes seraient les esclaves des hommes. Je crois que ça n'a jamais existé, sauf aberrations temporaires et même s'il est vrai que les femmes rencontrent partout de grandes difficultés à faire valoir leurs droits. On tend toujours à insister sur le caractère rituel de ces peuples, très passionnant, mais absolument insuffisant.

«On» désigne les ethnologues, que vous qualifiez de «théoriciens des sociétés primitives», d'«anthropologues hâtifs». Pourquoi une telle hostilité ?

Peut-être à cause de certaines rencontres avec des anthropologues qui m'ont parlé comme on mâche un bonbon de leurs «terrains» ou «territoires de chasse» où l'on ne peut pas entrer sans leur demander la permission. Il s'agit pour moi d'une extension du colonialisme, mais toute l'ethnologie n'est pas à mettre dans le panier des «hâtifs» ou des «théoriciens». Lévi-Strauss, bien sûr, échappe à cette règle. Je parlais plutôt de ceux qui ont exercé dans la région de Vanuatu, comme Jean Guiart, homme apparemment remarquable, écrivain sans aucun doute, mais qui pratiqua l'ethnologie dans les années 50 comme une forme de domination. Administrateur civil et à ce titre chargé de recenser la population, il arrivait généralement seul dans les villages, mais il avait avec lui tout l'appareil militaire colonial français et anglais. Et les gens ne résistaient pas. Quand il voulait aller quelque part, il y allait. Il raconte aussi avec une sorte de naturel comment il s'invitait à manger chez un chef qu'il engueulait systématiquement : «Tu m'as servi ce que tu as de plus mauvais.» Le chef admettait, car c'était probablement vrai qu'on lui avait servi ce qu'il y avait de plus infect pour lui signifier qu'il n'était pas le bienvenu. Guiart n'est pas le pire. Malinowski, le grand homme de l'ethnologie dans les années 30, circulait armé. Quel rapport peut-on avoir avec les gens quand on arrive protégé par des armes ?

La question du colonialisme revient souvent dans votre livre. Que pensez-vous du débat sur les «bienfaits» de la colonisation qui s'est passé en France ?

Je me suis demandé pourquoi un tel débat, à mon avis obsolète, sans doute de basse politique. On ne peut trouver une seule raison de justifier le système colonial, même s'il y eut des gens exceptionnels, comme le fut mon père. Je sens bien que, même si je n'ai aucune part dans ce qui s'est passé, j'appartiens à cette histoire-là. Il y a fort longtemps, j'étais à Lille pour une rencontre, organisée par Pierre Mauroy, sur la question de la responsabilité vis-à-vis du tiers-monde, en particulier des pays anciennement colonisés et aujourd'hui abandonnés. J'avais adhéré à toutes les idées très généreuses des socialistes à l'époque, et j'avais terminé en disant que je tenais à signaler que, même si je condamnais cela, mon père était quelqu'un de bien. Je n'aurais pas dû le dire, car j'ai été littéralement pris à partie violemment par des Africains (très radicaux je suppose) qui disaient que c'était honteux d'entendre des choses pareilles. Je persistais, disant bien que je ne faisais pas une généralité, mais que je tenais seulement à signaler que, chez ces administrateurs, il y avait des gens qui croyaient à la République, qui pensaient qu'ils apportaient quelque chose, que les médecins venaient vacciner et que, même s'ils participaient au système colonial, ils venaient aussi donner quelque chose d'eux-mêmes.

Libération, 18 novembre 2006

Commentaires
Propos insignifiants
  • Promenade buissonnière parmi les livres et les écrivains, avec parfois quelques détours. Pas d'exhaustivité, pas d'ordre, pas de régularité, une sorte de collage aussi. Les mots ne sont les miens, je les collectionne.
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