Portrait de Bindo Altoviti
Le déracinement en héritage
LE MONDE DES LIVRES | 18.11.04 |
L'éloignement est au centre des souffrances des personnages d'Irina Muravieva. Exil géographique, mais surtout exil de soi, par compromission ou faiblesse, dont les enfants paieront le prix.
PORTRAIT DE BINDO ALTOVITI (Portret Altoviti) d'Irina Muravieva. Traduit par Antonina Roubichou-Stretz, éd. Jacqueline Chambon, 302 p., 24 €.
Il en va des livres, lorsqu'ils sont réussis, comme de certains lieux : à peine entré, donc bien avant de savoir exactement comment fonctionne la pièce, vous devinez que l'endroit possède une personnalité propre, une atmosphère intéressante (et cela même si vous devez découvrir, par la suite, que tel ou tel aménagement n'est pas tout à fait de votre goût).
Par déracinement, cependant, il ne faut pas uniquement entendre un éloignement géographique. Bien sûr, les personnages principaux sont souvent issus de parents exilés, les uns de France, puis d'Allemagne, les autres de Russie ou de Chine. Le docteur Simon Grubert, éminent spécialiste de chirurgie plastique new-yorkais, est le fils d'un Alsacien enrôlé dans la Wehrmacht et d'une juive d'Europe de l'Est, dont la famille a été massacrée à Auschwitz. Quant à Eva Min, la femme dont il tombe amoureux, elle descend d'une Russe enfuie en Chine et finalement mariée à un Chinois. Mais ces départs ne sont pas tout : d'une manière ou d'une autre, les parents en question sont surtout sortis de leur trajectoire, comme une planète qui dévierait de son axe - ils sont déracinés d'eux-mêmes, en quelque sorte. Les uns en s'alliant avec un régime détestable, les autres en se mariant avec une personne qu'elles n'aimaient pas. Avec des effets terriblement toxiques sur les générations suivantes, et pas seulement sur leurs enfants, mais sur les enfants de leurs enfants. Comme aux mains d'un destin sardonique, les rejetons souffrent et meurent de ces mésalliances et du secret qui les environne.
Menant son récit d'une manière vive, soutenue, avec quelques facilités de narration, mais un style efficace et une grande faculté d'introspection, Irina Muravieva plonge dans la douleur de ces êtres. Bien que son écriture ne soit pas empathique, elle parvient à restituer des tourments, des égarements et des chagrins avec une grande vraisemblance. Qu'ils soient en Amérique ou à Moscou, qu'ils soient éloignés de leur fils à cause de la guerre en Tchétchénie ou de désordres mentaux, les parents sont malades de leurs enfants et vice versa. "Notre famille en général était très étrange", explique Eva Min à Simon Grubert, au début de leur relation.
ERREUR ET SILENCE
De ces familles désagrégées, minées par l'erreur et le silence, va surgir le personnage magnifique de Michael, fils psychotique de Simon Grubert. "C'est la première fois que je suis en contact avec un garçon de 20 ans qui se sent constamment transpercé par la douleur humaine !", affirme le psychiatre à Grubert, dans la clinique où est soigné Michael. "Une douleur qui n'est pas la sienne ! Une douleur frappant autrui !" Dans un contexte religieux, une telle faculté conduirait sans doute vers la sainteté, mais pas dans le monde agnostique et matérialiste où vivent les protagonistes (autant les Etats-Unis que la Russie livrée aux appétits des "nouveaux Russes").
Semblable à une figure de Dostoïevski, Michael irradie d'un impossible amour qui se transforme en douleur - faute, peut-être, de pouvoir atteindre les êtres auxquels il était destiné. Les parents, bien sûr, trop éloignés d'eux-mêmes et donc de leur fils, mais aussi du monde entier.
Comme l'archange dont il porte le nom, réputé peser les âmes au Jugement dernier, Michael regarde et met à nu, sans le vouloir, la vie de ces géniteurs trop lourds et trop légers à la fois.
Raphaëlle Rérolle
Le Monde, 19.11.04