Il y a encore de la place en ce monde pour un raz de marée littéraire. Depuis sa parution au Japon il y a deux ans, 1Q84, l’ambitieuse trilogie de Haruki Murakami, y est devenue un phénomène éditorial. D’après Courrier international, les deux premiers volumes, enfin traduits en français, ont conquis plus de 3 millions de lecteurs, à un rythme de sortie six fois plus rapide que Harry Potter à l’école des sorciers. Quant au dernier livre -attendu chez nous en janvier 2012-, il s’est écoulé à 1 million d’exemplaires en un mois. Preuve, s’il en est, qu’il ne faut pas désespérer de la littérature à l’ère numérique. Preuve surtout que les lecteurs du XXIesiècle sont friands de vraies histoires, sur lesquelles exercer leur imagination et leur réflexion.
Construits sur le modèle du Clavier bien tempéré de Bach -48 opus également répartis sur 2 tomes, avec une alternance de thèmes en majeur et en mineur-, les deux premiers livres de cet ensemble fictionnel donnent en effet matière à conjecture. En japonais, la lettre Q et le chiffre 9 se prononcent kyû. 1Q84est donc d’abord un hommage au 1984 de George Orwell. La voici survenue, cette fameuse année sur laquelle l’écrivain britannique cristallisait les dérives de la civilisation moderne. Le conflit entre l’Iran et l’Irak s’embourbe, l’URSS et les États-Unis se sont alliés pour établir une base d’observation sur la Lune. Et, à Tokyo, une jeune femme d’à peine 30 ans est devenue le bras armé des victimes de violence conjugale. Seulement les crimes qu’elle perpétue ne font pas la une. Aomamé a développé une technique quasi infaillible pour tuer sans laisser de traces. Ailleurs dans la ville, Tengo, professeur de maths et écrivain en herbe, est chargé de réécrire le manuscrit d’une jeune fille de 17 ans à la grande puissance narrative mais au style approximatif. L’affaire se complique lorsque l’adolescente, étonnamment inexpressive et mutique, lui confie n’avoir rien inventé du monde fantastique qu’elle y décrit. Un monde, au sein duquel une communauté agricole, créée en alternative au capitalisme, prospère au sein de montagnes reculées. Un monde où des "Little Peoples", êtres protéiformes aux intentions ambiguës, "tissent une chrysalide de l’air". Un monde dans lequel brillent deux Lunes, qui bientôt se lèveront sous l’oeil ébahi d’Aomamé.
Dans une langue limpide, Murakami introduit subtilement les discordances d’où émergera la dimension de 1Q84. L’auteur de Kafka sur le rivage excelle dans l’art d’instaurer une atmosphère étrange et captivante. Il suspend le temps, transcende les genres. Son univers n’est pas sans rappeler les films de Quentin Tarantino ou la bande dessinée futuriste. On y retrouve aussi ses leitmotive : la religion et ses dérives, le sexe, exutoire à la violence, et, avec une candeur qui contrarie son pessimisme naturel, l’amour comme rempart à la solitude et à la fatalité. Les "tremblements de coeur" ici mis en scène sont le pendant lumineux de ceux qui secouent sa terre. Un être qui accomplit des actes abominables peut-il avoir l’âme pure? Lire Haruki Murakami est le meilleur remède au manichéisme.
1Q84, de Haruki Murakami, trad. Hélène Morita, Belfond, 2 tomes de 534 p. et 526 p., 23 euros.