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7 janvier 2011

La mauvaise nouvelle de Beigbeder

Ce qui m'amène à ma mauvaise nouvelle. Gatsby le Magnifique est un des rares romans qu'on a fini par savoir par cœur: par exemple, sa dernière phrase. «Car c'est ainsi que nous allons, barques luttant contre un courant qui nous ramène sans cesse vers le passé.» La fille de Bertrand Poirot-Delpech vient de retraduire ce chef-d'œuvre chez P.O.L - la célèbre chute devient: «C'est ainsi que nous nous débattons, comme des barques contre le courant, sans cesse repoussés vers le passé.» Ce n'était pas la peine de se donner tant de mal pour redire la même chose en plus compliqué. Des barques qui se «débattent»? Et pourquoi rajouter ce «comme» qui ne figure pas dans la version anglaise («So we beat on, boats against the current...»): ce qui est beau dans cette apposition, c'est justement que le narrateur semblait regarder flotter l'embarcation toute seule dans la nuit, éclairée par le phare vert d'East Egg.

Comparons à présent le célèbre incipit qui me fait toujours monter des larmes de gratitude: «Quand j'étais plus jeune, c'est-à-dire plus vulnérable, mon père me donna un conseil que je ne cesse de retourner dans mon esprit.» C'était une sacrée entrée en matière, digne d'un conte de fées, et si je dis «sacrée», c'est pour déculpabiliser Julie Wolkenstein: ce n'est pas de sa faute s'il y a des intégristes qui refusent qu'on touche à leurs souvenirs. En même temps, ce n'est pas parce que Fitzgerald est tombé dans le domaine public (son œuvre est désormais libre de droits) qu'on peut prendre toutes les libertés avec lui ! Nous avons avec ce roman des habitudes de vieux garçon, les textes de Jacques Tournier et Victor Llona nous rap pelaient notre jeunesse, la re-traductrice nous donne envie de gueuler tel un tonton flingueur: «Touche pas au Gatsby, s...!» (avec tout le respect que Le Figaro Magazine doit aux professeurs de littérature comparée). Le travail de cette universitaire est sûrement très respectable mais il donne la même impression que d'entendre un standard des Beatles massacré dans un karaoké par un étudiant en musicologie ne tenant pas le gin-tonic.

Voici donc sa nouvelle version de la première phrase du roman: «Quand j'étais plus jeune et plus influençable, mon père m'a donné un conseil que je n'ai cessé de méditer depuis.» Sa phrase est plus carrée, elle sonne efficace, mais toute poésie, toute grâce s'en est évaporée. Mlle Wolkenstein me rétorquera que je n'ai qu'à le lire en anglais ! Cela reste effectivement la meilleure chose à faire, surtout quand on vient de lire sa traduction. Tel était peut-être son but caché (ou inconscient): donner envie de lire Fitzgerald en VO? Mais elle ne respecte même pas la VO: ainsi, pourquoi intituler cette nouvelle édition Gatsby, alors que le titre original, The Great Gatsby, comporte un adjectif qualificatif assez clairement identifié? Si l'on voulait se démarquer des prédécesseurs en évitant l'épithète «magnifique», l'éventail des possibles était vaste: Le Grand Gatsby (littéral), L'Immense Gatsby (mégalo), Gatsby l'énorme (mode), Gatsby le grandiose (lyrique),Le Fastueux Gatsby (littéraire), Gatsby le gigantesque (ampoulé)... Mais virer l'adjectif est un crime de lèse-majesté intolérable. Raison pour laquelle nous ne le tolérons pas.

Et encore, je ne vous ai parlé que de la première et de la dernière phrase: je vous épargne ce qu'il y a entre les deux, qui est encore plus scolaire. Les romans de Julie Wolkenstein n'étaient pas très rigolos, mais au moins ils ne dérangeaient pas notre cher vieux Scott. Il me semble que je ne vais pas être le seul à pousser des cris d'orfraie analogues à ceux d'une «flapper» simulant un orgasme pour quelques colliers de chez Tiffany. Son exercice parfaitement vain (refaire un travail déjà fait, en moins bien) nous rappelle ce principe de base : pour être un bon traducteur, il faut d'abord être un bon écrivain.

Frédéric Beigbeder, Le Figaro, 31 décembre 2010.

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  • Promenade buissonnière parmi les livres et les écrivains, avec parfois quelques détours. Pas d'exhaustivité, pas d'ordre, pas de régularité, une sorte de collage aussi. Les mots ne sont les miens, je les collectionne.
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